Concours de nouvelles 2020

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31 / 03 / 2020
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L’Orteil d’Or 2020 a été décerné à la nouvelle « Y avait qui  » de Jean Marie Tremblay dans la soirée du 22 octobre 2020 et le Prix Spécial du Jury est revenu à « Némésis » de Chris Dorreb.

Une fois encore les membres du jury ont loué la qualité des textes présentés, peut-être plus encore cette année mais c’est qu’à mon avis ils s’habituent à l’indigence…

 

Félicitations donc aux lauréats dont les textes suivent.

Y avait qui ?

– Il y avait qui ?

– Moi, Martin, la fille et un autre.

– Quelle fille ?

– Je sais même pas son nom. On l’appelait la fille. On disait « Tu viens, la fille » ou bien « Reste là, la fille, on revient ». Dès le début, quand elle s’est ramenée, on lui a dit :

« Tu veux quoi, la fille ?

– Venir avec vous, qu’elle a dit.

– On n’a pas besoin de fille.

Mais elle nous a suivis, et on a fini par s’habituer. Elle était collante, mais discrète. Elle ne cherchait pas à se mêler de nos affaires. En tout cas, elle était patiente. Deux jours, elle a continué son manège, en se rapprochant petit à petit.

Au bout d’un moment, on lui a demandé :

– Tu t’appelles comment, la fille ?

– « La fille », ça me va. Continuez à m’appeler comme ça.

Alors on a continué. Ça nous allait aussi. Elle avait raison parce que même si on avait su son nom, on aurait sûrement continué. C’est comme ça, c’est souvent le premier nom qui compte. Et puis, ce n’était pas seulement un nom, c’était aussi sa place. Ça voulait dire qu’il n’y aurait pas d’autre fille avec nous. Comment on l’aurait appelée, l’autre ? Un, jour, je lui ai prêté ma casquette de capitaine de marine, la blanche avec une ancre. Elle lui allait drôlement bien, sur ses cheveux blonds. Elle l’a gardée. Mais attention, ça ne voulait pas dire qu’elle était chef. Pas une nouvelle arrivée, comme ça, et surtout pas une fille. Le chef, c’était Martin, même si ça n’avait jamais été dit comme ça. La tente était à lui, et aussi le camping-gaz. C’est lui qui avait choisi l’endroit, à côté de la rivière. Et c’était lui qui connaissait les trucs de pêcheur, où se placer par rapport au soleil, comment amorcer, et la façon de donner des petits à-coups à la canne, pour que ça morde. N’empêche que la casquette, ça lui donnait une certaine autorité, pour une fille. Et quand elle parlait, on avait tendance à plus l’écouter que n’importe quelle fille.

– Et l’autre, c’était qui ?

– Un parisien. Lui non plus, on ne l’appelait pas. On disait « l’autre ». Faut dire, les parisiens, chez nous, c’est toujours des autres. Même quand ils finissent par habiter au village, ils restent des parisiens, et ne sont jamais comme nous. Ça ne le gênait pas qu’on l’appelle « l’autre », pourvu qu’on l’accepte avec nous. On disait « Tu peux aller chercher du bois, l’autre. » ou « Ah, elle est bien, bonne, l’autre ! » quand il nous racontait une blague. Pour un parisien, il était encore assez dégourdi, et pas bêcheur, comme ceux qui pensent qu’on n’est que des péquenots, tous justes bons à garder les vaches.

– C’est arrivé comment ?

– On était assis au bord de l’eau. Moi, j’étais en train de tailler un bout de bois. Je faisais un totem, avec un serpent enroulé autour. Je faisais attention, parce que la veille, je m’étais entaillé le pouce avec mon opinel. J’avais mis une poupée, mais c’était pas pratique.

Martin avait lancé sa ligne. Il nous avait promis des petits-blancs pour le déjeuner. Le matin, l’autre et moi, on lui avait trouvé des traîne-bûches vers le barrage. L’autre, c’était la première fois qu’il en voyait. Il en était baba. Faut dire que c’est bizarre comme bête. Mais pour la pêche au blanc, y a pas mieux.

La fille, elle faisait un dessin. Elle était drôlement douée. Elle nous avait fait nos portraits, comme ça, en dix minutes, sans même qu’on pose. C’était nous tout craché. Mais là, elle dessinait la rivière. Elle faisait drôlement bien les saules. Et aussi les longues algues, avec les reflets, et tout.

L’autre ne faisait rien de particulier. Il se tenait derrière Martin et observait le flotteur. De temps en temps, il se levait pour venir voir les progrès de mon totem et du dessin de la fille. Quand c’est arrivé, Martin était en train de lui reprocher de toujours bouger et d’effrayer les poissons. D’un seul coup, on a entendu une sorte de sifflement. Mais plutôt agréable, très musical. Un peu comme des violons qui s’accordent. Très faiblement au début, puis de plus en plus fort. J’ai d’abord cru que j’étais le seul à l’entendre, mais quand on s’est regardés tous les quatre, j’ai compris qu’on l’entendait tous. Quand cet orchestre invisible a trouvé le la, c’est là que ça s’est produit. Ce n’est pas facile à expliquer. La lumière a changé, tout est devenu très clair, presque blanc, et c’est revenu, deux fois. Puis ça s’est mis à tourner, comme un manège. Comment dire ? Sans bouger, on a… échangé nos places. J’ai tenu la gaule de Martin, et je me suis vu un peu plus loin, avec mon bout de bois et mon couteau. Pendant un instant, j’ai vraiment été dans sa tête, et c’est avec sa voix que j’ai dit « Qu’est-ce qui nous arrive ? ». Puis ça a tourné encore et j’ai vu avec les yeux de l’autre, le parisien. Mais pas seulement les yeux, ses pensées aussi. À ce moment là, j’aurais pu dire s’il fallait changer à Bastille pour aller de la gare de l’Est à la gare de Lyon, alors que je n’ai pris qu’une fois le métro. Puis le manège a tourné encore, et je me suis retrouvé dans la tête de la fille. Ça a été le moment le plus bizarre. Un corps de fille, vu de l’intérieur, c’est pas pareil que nous. C’est plus léger, plus souple. Et puis je savais dessiner. Je regardais ma main, qui était la sienne, sur son croquis, et j’aurais pu le continuer. Mais je n’avais pas la tête à ça, forcément. Et ça n’a duré que quelques secondes.

Ensuite, j’ai retrouvé ma place, et les autres aussi, au même moment. J’ai senti l’esprit de Martin filer de mon corps juste quand j’y rentrais.

On s’est tous regardés, et c’est étrange, après un truc pareil, on a éclaté de rire. Je ne sais pas exactement ce que les autres ont ressenti, je n’étais plus à leur place, mais ça ne doit pas être très différent de ce que j’ai éprouvé à cet instant, car c’était le même rire. Celui de l’histoire du ver de terre qui dit bonjour à sa queue. On était les branches d’un même arbre, et on venait seulement de s’en rendre compte. Comme si la séparation entre les gens était une vaste farce. Cette évidence venait de nous sauter aux yeux, et c’était drôle. On a essayé d’en parler, le soir, mais déjà on avait retrouvé chacun nos petites affaires, dans nos têtes, et il ne restait pas grand chose de ce qu’on avait partagé. Quelques bribes. Par exemple, je savais le prénom de la fille, mais tu vois, depuis j’ai oublié. On s’est demandé d’où sortait cette force qui avait fait tourner le manège, mais autant chercher d’où viennent les courants d’air. En plus, la question était plutôt : quelle est la force qui l’empêche de tourner tout le temps, tellement ça nous avait semblé au fond très naturel, de voir les choses de façon multiple. D’un autre côté, se serait peut-être compliqué de vivre comme avant, si on changeait de place tout le temps. On n’est pas encore prêts. Mais s’il y a encore d’autres tourbillons comme celui-là, et si ça arrive à de plus en plus de gens, va falloir commencer à penser autrement. Par exemple, la question « Y avait qui ? » n’aura plus le même sens, s’il y a toujours tout le monde en même temps.

Jean Marie Tremblay

Et le Prix Spécial :

 Némésis

Ariane se réveilla ce matin-là après une nuit de sommeil chimique réparateur. Tristan était déjà levé. Elle, elle s’accordait toujours une pause, un moment suspendu avant d’affronter la journée. Elle regardait les rayons du soleil levant danser à travers les volets, émerveillée et reconnaissante. Ce matin du 31 mai 2061, il fallait qu’elle sorte de chez elle afin de récupérer les bons pour ses pilules alimentaires. Quelle fille serait chargée de la filer aujourd’hui ? Il y avait qui à la dernière expédition de ravitaillement déjà ? Elle essayait de se remémorer la scène. Moi, Martin, la fille et un autre, probablement un cafard lui aussi.

Martin avait été un de ses collègues au département Intelligence Artificielle d’un groupe qui travaillait pour l’armement. Comme elle, il avait survécu aux virus de plus en plus meurtriers ainsi qu’à la folie des hommes, émeutes de la faim, massacres ciblés par classe d’âge puis profession. Épargnés jusqu’en 2055, ils avaient été finalement écartés de leur laboratoire et parqués dans des résidences disséminées dans ce qui restait de la ville décimée. Ils avaient l’obligation d’aller signer le Registre des Vivants une fois par mois en échange de quoi on leur remettait des bons alimentaires. L’occasion de se retrouver furtivement.

Ariane attendait patiemment son tour d’entrer dans l’Office. Elle cherchait du regard dans la longue file qui pouvait bien être son « ange gardien » du jour, prévenu de son déplacement grâce à la puce implantée dans son bras, lorsqu’elle aperçut Martin qui sortait du bâtiment. Bigre ! Double accompagnement aujourd’hui apparemment. Elle allait l’interpeller quand leurs regards se croisèrent. La lueur de peur dans celui de Martin l’arrêta net. On ne se connaît pas, lui intimait-il.

Inquiétée par cette rencontre avortée, Ariane liquida rapidement le problème du ravitaillement puis rejoignit la station de self-transportateur magnétique pour rentrer chez elle. Elle descendit jusqu’au sas individuel qui ouvrait sur la ligne1. Elle allait s’asseoir dans sa capsule quand elle entendit la porte du sas se rouvrir : Martin venait d’entrer. Il était très agité : « Je ne pouvais pas te parler à la vue de tous. » Souffla-t-il. « Voilà : primo, une nouvelle épidémie s’annonce. Deuzio, je suis le premier sur la liste de la prochaine éradication de scientifiques parias. Mais le plus important c’est que mon contact au ministère a vu ton nom vers la fin de la liste, Ariane.  » Il l’a suppliée. «  Ne reste pas en ville. Pars. Ils vont nous éliminer. J’espère avoir réussi à échapper momentanément à la vigilance de mon mouchard pour t’avertir. » Et il s’enfuit.

Rentrée à l’appartement, prudente, elle fit signe à Tristan d’aller sur le balcon où elle lui rapporta ce qui venait de se passer. Ils avaient réussi à survivre à l’effondrement de la civilisation humaniste, aux épidémies, aux épurations, aux révoltes, enfermés dans des cachots puis dans des camps inhumains, et désormais sous surveillance constante dans un exil intérieur, ce n’était pas pour abandonner maintenant. Martin avait raison : fuir, profiter de quelques jours ultimes de liberté avant que ne soient lâchés les monstres. Après…

Ils savaient où aller. En plaisantant un jour chez Martin justement, Ariane avait parlé de cette parcelle de bois dont elle avait hérité dans la montagne, parcelle introuvable dans une jungle sans chemin, abandonnée depuis 3 générations : Gueuleloup, tout un programme. Chiche, on y va ! avait dit Tristan. C’était peu après la troisième épidémie, quand il existait encore des routes et des autos. Ils avaient éprouvé un besoin de contact avec la nature si fort qu’ils avaient pris la direction de Gueuleloup pour y passer leurs vacances.

Cette première expédition avait été inoubliable, ils étaient jeunes et sportifs encore ! Ils avaient découvert dans les ronces les ruines d’une bergerie qu’ils avaient grossièrement retapée. Ils aimaient ce retour à une vie simple et sauvage. Ils dormaient sur des paillasses odorantes. Ils allaient chercher l’eau au ruisseau qui courait en bas de la clairière qu’ils avaient dégagée. Il n’y avait ni l’eau courante ni l’électricité mais une belle cheminée leur réchauffait corps et cœur par les nuits fraîches. Ils vivaient au rythme solaire. Et au cours des séjours suivants, plus de cuisine à faire puisque les pilules alimentaires avaient remplacé la nourriture traditionnelle. Les éleveurs et agriculteurs avaient été exterminés sur un coup de tête d’un dictateur et il n’y avait plus âme qui vive sur des dizaines de kilomètres carrés à la ronde.

Quand les moyens de transport individuel et collectif avaient disparu, lors de la dernière catastrophe écologico-industrielle, ils avaient bravement reconnu l’itinéraire à pied, environ cinq cents kilomètres, empruntant des chemins que personne n’entretenait plus et qu’il fallait parfois ouvrir à la machette. Pour s’aider à marcher, ils avaient eu recours à des exosquelettes déclassés que l’entreprise de Tristan avait conçus pour les forces d’intervention. Ils avaient ensuite gardés ces exemplaires de démonstration et les avaient révisés périodiquement en grand secret.

Ariane préparait ce départ en catastrophe depuis des années : tout était prêt. Ils partirent après avoir détruit les mémoires de tous les appareils qui pouvaient les trahir. Au scalpel, serrant les dents, ils se détachèrent mutuellement la puce de contrôle qu’ils portaient au poignet gauche, avant de se fondre dans la nuit.

Il leur fallut une bonne semaine pour atteindre le pied de la montagne. La fatigue commençait à se faire sentir malgré l’aide des exosquelettes. Ils prirent une trace entre les sapins, un raccourci, dit Tristan. Ça grimpait dur. Les sacs à dos pesaient lourd. Autour d’eux régnait le silence bruyant des forêts, craquements de branches, frottements d’élytres, bourdonnements d’insectes en maraude. Aucun oiseau pour nous accueillir, avait remarqué Ariane. Ils s’arrêtèrent près du ruisseau pour écouter son murmure joyeux. Ils longèrent enfin la clairière devant la maison, sous le couvert des premiers arbres. Les aiguilles de conifères crissaient sous leurs pas. Le soleil était à son zénith quand ils ouvrirent Gueuleloup.

Vint le soir qui bleuit la forêt. Ils étaient assis l’un contre l’autre, devant leur maison, s’imprégnant de la sérénité des lieux, savourant ces moments de liberté retrouvée, de bonheur pur, sans parler.

Ariane perçut d’abord le froissement des hautes herbes de la clairière, écrasées par des bottes, un rythme régulier, inexorable, comme celui d’une faux. Puis au dessus des herbes, sur la pente abrupte, se rapprochant lentement, d’éblouissantes sphères de lumière, sept têtes comme des lucioles géantes, anges de l’Apocalypse, posées sur des spectres aux mains mauves.

Alors elle déclencha son arme létale autonome, l’arme multi-cibles qu’elle avait contribué à concevoir, programmée dans l’après-midi pour liquider les ennemis qui venaient d’apparaître.

Chris Dorreb

 

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