Où s’efface toute trace…

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23 / 06 / 2020
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Où s’efface toute trace…

– Il y avait qui ?

– Moi, Martin, la fille et un autre.

– Personne d’autre ?

– Je ne me souviens que de nous quatre. Peut-être des ombres, quelque part, ma mémoire les aura effacées ! C’est possible ?

– Parle-moi encore de la fille.

– Je t’en ai déjà parlé il y a cinq minutes !

– Oui, mais j’ai besoin de m’en faire une image plus claire, de la situer dans son âge, avoir un aperçu de son temps, imaginer des couleurs, lui donner corps. Tu me l’avais décrite petite, plutôt menue… J’aimerais donner vie à cette image !

Je regardai son visage, il baissa la tête gommant d’ombre un sourire à peine esquissé, poussa la photo : trop près des verres. Sa main, où quelques taches de vieillesse apparaissaient, arrangea sur la table basse, les feuilles de papier aux bords fatigués : des exercices aquarellées, des notes griffonnées. Lorsque j’avais insisté sur la photographie qui les accompagnait, il s’était replongé dans ses années de jeune homme. Il m’avait parlé du théâtre amateur qu’il pratiquait, de la vive animation qui régnait lors du choix des pièces, des individualités et des présences qui l’avaient marqué comme celle de cette jeune femme. Il avait dit « la fille » peut-être simplement par opposition aux gars présents, ou pour marquer sa jeunesse ou encore, parce qu’il avait oublié son prénom, mais cela n’avait rien d’équivoque. Elle était devenue par commodité : « la fille ».

– Tu sais, le souvenir de cette rencontre, ne peut être que personnel ! Un souvenir est toujours renouvelé, toujours semblable sans jamais l’être vraiment. Et puis, ajoute à cela ces autres présences que j’ai pu oublier et qui influencent forcément ; mystifiant parfois nos comportements, notre perception des êtres. Dans ces réunions, on se joue la comédie… le faux côtoie le vrai ; comme au théâtre.

Voulait-il me faire le cadeau, d’une belle image de la séduisante jeune femme, ou bien hésitait-il à me dévoiler un comportement inconvenant, voir déplacé ?

– Quel âge ?

– Difficile de lui donner moins de 22-23 ans malgré la fraîcheur de son teint. Cela devait tenir à une sorte d’aura, de profondeur triste qui l’enveloppait toute entière. J’ajouterais un sentiment de désarroi qui se devinait sous le charme de son sourire teinté de rose. De grands yeux, lumineux. Je ne me souviens que des reflets des lampes qui s’y mouvaient et me fascinaient, mais je ne me sens bien incapable de t’en dire la teinte : sombre surement. Je revois un bel ovale de visage, des cheveux châtains, courts pour l’époque, ondulés comme pour une mode déjà passée. Parfois, la fumée de sa cigarette ajoutait le mystère d’un flou bleuté à son personnage… en jouait-elle ? Voulait-elle séduire, qui… Martin, l’autre type ? Elle jouait juste à la séduction…

– Pourquoi pas toi ?

Il me regarda, pris son verre bu une gorgée. Je crus sentir l’odeur de la cigarette : un tabac de luxe, anglais peut-être. Je bus à mon tour, nous nous regardâmes, mêlant le bleu du tabac à l’ambre de ce vieux Cognac qui, tournant au creux de nos verres révélait des arômes venus d’un autre temps…  celui de la fille, le sien ? Dans cet instant de silence, le visage de la fille m’apparaissait avec la pâleur d’une image blanchie par trop de lumière ou gommée par trop peu d’espérance. Ensemble, nous reposâmes nos verres. Il continua ; avait-il été un instant séduit lui aussi ?

– Martin était là, lui aussi. Tu devrais essayer de lui parler ? Avec un peu de chance, au milieu de ses divagations, tu pourrais glaner quelques indications ; il l’avait rencontrée à plusieurs reprises, ils avaient du jouer ensemble. Il semblait connaître l’autre type.

– La fille, je l’imagine en robe stricte et élégante…

– Je me souviens d’une robe claire au buste ajusté marquant la taille, cela se faisait à l’époque, des manches mi longues resserrées sur l’avant bras par un plissé de tissu clair comme celui bordant son léger décolleté ; cela m’avait plu. Je revois des tons pastel. Le bleu et le vert se mêlent dans ma mémoire… peut-être des fleurs ; cela fait si longtemps. Une broche achevait le boutonnage de poitrine. Je revois un petit camée serti dans une dentelle d’or… ou plutôt de plaqué ; de fait, elle ne me paraissait pas si riche sous ses allures presque bourgeoises.

– Martin est toujours aux Camélias ?

– Toujours !

– Penses-tu qu’il me reconnaîtrait ? J’avais une vingtaine d’années, la dernière fois que je l’ai rencontré !

– L’âge de la fille quand nous faisions partie de « La Gaité » ! Il le pourrait, sa mémoire est étonnante, mais perdue dans une confusion proche du délire. La dernière fois que je suis allé le voir, il m’a parlé d’une pièce que nous avions jouée à Chanteloup-des-Vignes, « Le voyageur sans bagage », cela est vrai, mais il s’est soudain scandalisé de l’absence de l’auteur dans la salle et n’a eu de cesse que de le vilipender durant tout le reste de ma visite…

– La fille, que faisait-elle parmi vous ?

– Elle avait joué quelques fois dans d’autres répertoires ; je n’y étais pas, Martin si.

– L’autre type ?

– Un grand gars silencieux, plutôt bel homme ; il semblait de passage. Peut-être attiré par la lumière ?

– Celle de la fille ?

Il sourit, me regarda, repris son verre, regarda le disque doré qui s’étrécissait : soixante années de patience à distiller sous la voûte du palais, comme une conversation avec le temps et tout le mystère de ce qui s’évapore : la part des anges. A la mise en fûts, Je n’étais pas né… lui, Martin, l’autre type et les ombres, avaient tous autour de vingt ans… la fille aussi ! C’est amusant cette image de François, qui me vient : « Tiens, ces flacons sont pour toi. Ils sont des réchappés de la guerre… ». Lui et Martin en sont, eux aussi, des réchappés de la guerre. Les ombres, l’autre type et la fille n’existent plus : disparus plus tard, entre mort et oubli : c’est pareil !

– Elle avait cette sourde luminosité des braises. C’est peut-être cela qui pouvait attirer.

– Toi ?

– Non, je ne suis pas entré dans le jeu. Tu vois, je me demande si j’ai bien fait de te dire que la jeune femme sur ta photo ressemblait autant à la fille de notre petit cercle. C’était la même époque ; la mode, les attitudes, les comportements marquent leur temps… et puis : même milieu, même ville ! Cette photo, comment t’est-elle parvenue ?

– A la mort de Simone, dans une enveloppe, avec ces aquarelles et ces notes. 

– C’est cette broche, et certains traits du visage… la robe, bien-sûr… mais, je ne sais que dire ! Il n’y a rien au dos du portrait, que cette trace de crayon gommé. Nous étions très amis avec tes parents adoptifs, Fernand et Simone, mais ils ne me parlaient que de toi : l’enfant devenu leur. Il y a tant de choses que l’on évitait d’évoquer, en ce temps là !

– Simone le suggère dans le petit mot qui accompagnait l’enveloppe : «  Je te joins une photo. Elle s’appelait Juliette ; elle était une belle femme. On l’a séduite. Tu es arrivé, elle a du disparaître : l’honneur de la famille était en jeu ; il faut comprendre ! Nous, on t’a recueilli et aimé. Je t’embrasse très fort… ».

Nous avons terminé nos verres, les arômes anciens se sont dispersés dans le présent. Lorsque je me suis présenté aux Camélias, on m’a annoncé que Monsieur Martin Delmas était décédé la veille : le jour même où nous en parlions. Tout s’efface. J’aurais du suivre son cercueil…?

Alain Créach

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