OO-2020 09 Y avait qui ?

post details top
23 / 06 / 2020
post details top

OO-2020 09 Y avait qui ?

– Il y avait qui ?

– Moi, Martin, la fille et un autre.

– Quelle fille ?

– Je sais même pas son nom. On l’appelait la fille. On disait « Tu viens, la fille » ou bien « Reste là, la fille, on revient ». Dès le début, quand elle s’est ramenée, on lui a dit :

« Tu veux quoi, la fille ?

– Venir avec vous, qu’elle a dit.

– On n’a pas besoin de fille.

Mais elle nous a suivis, et on a fini par s’habituer. Elle était collante, mais discrète. Elle ne cherchait pas à se mêler de nos affaires. En tout cas, elle était patiente. Deux jours, elle a continué son manège, en se rapprochant petit à petit.

Au bout d’un moment, on lui a demandé :

– Tu t’appelles comment, la fille ?

– « La fille », ça me va. Continuez à m’appeler comme ça.

Alors on a continué. Ça nous allait aussi. Elle avait raison parce que même si on avait su son nom, on aurait sûrement continué. C’est comme ça, c’est souvent le premier nom qui compte. Et puis, ce n’était pas seulement un nom, c’était aussi sa place. Ça voulait dire qu’il n’y aurait pas d’autre fille avec nous. Comment on l’aurait appelée, l’autre ? Un, jour, je lui ai prêté ma casquette de capitaine de marine, la blanche avec une ancre. Elle lui allait drôlement bien, sur ses cheveux blonds. Elle l’a gardée. Mais attention, ça ne voulait pas dire qu’elle était chef. Pas une nouvelle arrivée, comme ça, et surtout pas une fille. Le chef, c’était Martin, même si ça n’avait jamais été dit comme ça. La tente était à lui, et aussi le camping-gaz. C’est lui qui avait choisi l’endroit, à côté de la rivière. Et c’était lui qui connaissait les trucs de pêcheur, où se placer par rapport au soleil, comment amorcer, et la façon de donner des petits à-coups à la canne, pour que ça morde. N’empêche que la casquette, ça lui donnait une certaine autorité, pour une fille. Et quand elle parlait, on avait tendance à plus l’écouter que n’importe quelle fille.

– Et l’autre, c’était qui ?

– Un parisien. Lui non plus, on ne l’appelait pas. On disait « l’autre ». Faut dire, les parisiens, chez nous, c’est toujours des autres. Même quand ils finissent par habiter au village, ils restent des parisiens, et ne sont jamais comme nous. Ça ne le gênait pas qu’on l’appelle « l’autre », pourvu qu’on l’accepte avec nous. On disait « Tu peux aller chercher du bois, l’autre. » ou « Ah, elle est bien, bonne, l’autre ! » quand il nous racontait une blague. Pour un parisien, il était encore assez dégourdi, et pas bêcheur, comme ceux qui pensent qu’on n’est que des péquenots, tous justes bons à garder les vaches.

– C’est arrivé comment ?

– On était assis au bord de l’eau. Moi, j’étais en train de tailler un bout de bois. Je faisais un totem, avec un serpent enroulé autour. Je faisais attention, parce que la veille, je m’étais entaillé le pouce avec mon opinel. J’avais mis une poupée, mais c’était pas pratique.

Martin avait lancé sa ligne. Il nous avait promis des petits-blancs pour le déjeuner. Le matin, l’autre et moi, on lui avait trouvé des traîne-bûches vers le barrage. L’autre, c’était la première fois qu’il en voyait. Il en était baba. Faut dire que c’est bizarre comme bête. Mais pour la pêche au blanc, y a pas mieux.

La fille, elle faisait un dessin. Elle était drôlement douée. Elle nous avait fait nos portraits, comme ça, en dix minutes, sans même qu’on pose. C’était nous tout craché. Mais là, elle dessinait la rivière. Elle faisait drôlement bien les saules. Et aussi les longues algues, avec les reflets, et tout.

L’autre ne faisait rien de particulier. Il se tenait derrière Martin et observait le flotteur. De temps en temps, il se levait pour venir voir les progrès de mon totem et du dessin de la fille. Quand c’est arrivé, Martin était en train de lui reprocher de toujours bouger et d’effrayer les poissons. D’un seul coup, on a entendu une sorte de sifflement. Mais plutôt agréable, très musical. Un peu comme des violons qui s’accordent. Très faiblement au début, puis de plus en plus fort. J’ai d’abord cru que j’étais le seul à l’entendre, mais quand on s’est regardés tous les quatre, j’ai compris qu’on l’entendait tous. Quand cet orchestre invisible a trouvé le la, c’est là que ça s’est produit. Ce n’est pas facile à expliquer. La lumière a changé, tout est devenu très clair, presque blanc, et c’est revenu, deux fois. Puis ça s’est mis à tourner, comme un manège. Comment dire ? Sans bouger, on a… échangé nos places. J’ai tenu la gaule de Martin, et je me suis vu un peu plus loin, avec mon bout de bois et mon couteau. Pendant un instant, j’ai vraiment été dans sa tête, et c’est avec sa voix que j’ai dit « Qu’est-ce qui nous arrive ? ». Puis ça a tourné encore et j’ai vu avec les yeux de l’autre, le parisien. Mais pas seulement les yeux, ses pensées aussi. À ce moment là, j’aurais pu dire s’il fallait changer à Bastille pour aller de la gare de l’Est à la gare de Lyon, alors que je n’ai pris qu’une fois le métro. Puis le manège a tourné encore, et je me suis retrouvé dans la tête de la fille. Ça a été le moment le plus bizarre. Un corps de fille, vu de l’intérieur, c’est pas pareil que nous. C’est plus léger, plus souple. Et puis je savais dessiner. Je regardais ma main, qui était la sienne, sur son croquis, et j’aurais pu le continuer. Mais je n’avais pas la tête à ça, forcément. Et ça n’a duré que quelques secondes.

Ensuite, j’ai retrouvé ma place, et les autres aussi, au même moment. J’ai senti l’esprit de Martin filer de mon corps juste quand j’y rentrais.

On s’est tous regardés, et c’est étrange, après un truc pareil, on a éclaté de rire. Je ne sais pas exactement ce que les autres ont ressenti, je n’étais plus à leur place, mais ça ne doit pas être très différent de ce que j’ai éprouvé à cet instant, car c’était le même rire. Celui de l’histoire du ver de terre qui dit bonjour à sa queue. On était les branches d’un même arbre, et on venait seulement de s’en rendre compte. Comme si la séparation entre les gens était une vaste farce. Cette évidence venait de nous sauter aux yeux, et c’était drôle. On a essayé d’en parler, le soir, mais déjà on avait retrouvé chacun nos petites affaires, dans nos têtes, et il ne restait pas grand chose de ce qu’on avait partagé. Quelques bribes. Par exemple, je savais le prénom de la fille, mais tu vois, depuis j’ai oublié. On s’est demandé d’où sortait cette force qui avait fait tourner le manège, mais autant chercher d’où viennent les courants d’air. En plus, la question était plutôt : quelle est la force qui l’empêche de tourner tout le temps, tellement ça nous avait semblé au fond très naturel, de voir les choses de façon multiple. D’un autre côté, se serait peut-être compliqué de vivre comme avant, si on changeait de place tout le temps. On n’est pas encore prêts. Mais s’il y a encore d’autres tourbillons comme celui-là, et si ça arrive à de plus en plus de gens, va falloir commencer à penser autrement. Par exemple, la question « Y avait qui ? » n’aura plus le même sens, s’il y a toujours tout le monde en même temps.

Laissez un commentaire

Rechercher