Ceux de Paris

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23 / 06 / 2020
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Ceux de Paris

– Il y avait qui ?

– Moi, Martin, la fille et un autre.

La fille, un autre… ? Gégé manquait vraiment de professionnalisme. Quelle fille ? Et qui était cet autre ? Comme si on s’embarquait dans une aventure comme celle là, avec la légèreté du papillon. Je sais bien qu’il est comme ça, Gégé, des idées, des idées, mais pour le sens pratique ? Zéro. Pas gracieux en plus. Et pas mal susceptible. J’ai tenté d’en savoir plus :

– Le rendez-vous, c’était chez toi ?

– Non, chez le pape ! Où veux-tu que ce soit ?

– Bon, ça va, te fâches pas. Tu as confiance en elle ?

– No problemo. Tout baigne. C’est une amie d’enfance. Je la connais depuis qu’elle est haute comme ça !

Gégé a porté la main un peu au-dessus de ses hanches. Cinq ans, six ans ? Il la connaissait depuis un bail, bon, pourquoi pas…

– Et elle s’appelle comment, la fille ?

– Christelle. Mais j’ai décidé qu’à partir d’aujourd’hui elle devenait Chrystal. Pour le fun ! T’inquiète, elle fait ça depuis qu’elle est née. Et sa mère avant elle… Elle a ça dans le sang. En plus, elle danse, j’te dis pas…

C’était la première fois qu’une telle opportunité s’offrait à nous, il devait bien comprendre quand-même ! J’ai insisté,

– Et l’autre, c’est qui ?

– Un allemand, a répondu Gégé. Et lui aussi je le connais depuis des lustres. On a déjà fait des trucs ensemble.

Gégé a rigolé, ça on ne peut pas lui reprocher : il est joyeux Gégé et bordélique, colérique, sympathique. En rigolant, il s’est mis à imiter l’allemand,

– Il a un accent à couper au couteau et quand je lui ai proposé le projet, il m’a répondu « Vous allez foir, za fa faire du pruit, et drès, drès vort. Ya ! » Son blase c’est Ludwig. Ben oui, comme l’autre. L’autre, comme l’autre… Rigolo non ? Ah, ça t’amuses pas ? C’est vraiment un grand bonhomme, tu verras. Bon, maintenant, arrête tes salades, Chouchou, tu nous fatigues.

– Je déteste quand tu m’appelles comme ça, tu le sais quand-même !

On se connait depuis l’adolescence, Gégé et moi et il m’a baptisé de ce nom ridicule au collège en 3ème à cause d’une vieille histoire de filles. Des emmerdeuses. Il a ajouté dans un grand rire,

– J’te préviens, Chouchou, les mecs de Paris ont promis que ça allait déménager.

J’ai abdiqué. Avec Gégé aux manettes, nous serions cinq. C’était l’essentiel. Je n’avais pas d’autre solution que de lui faire confiance. Je suis rentré chez moi.

C’était une belle nuit d’automne gris perle, très douce. J’ai roulé toutes vitres ouvertes, jusqu’à ma rue, me garant de justesse entre un scooter et une camionnette de livraison. J’ai grimpé l’escalier quatre à quatre. Arrivé au deuxième, j’ai poussé la porte et me suis installé dans mon fauteuil, près de la table basse, pour penser aux types de Paris. Je les avais déjà vus et entendus. Ils étaient bons. Très bons. Mais nous aussi. Et s’ils nous cherchaient, fallait qu’ils se préparent, parce que j’étais prêt à tout pour réussir. C’était eux ou nous. Je me suis servi un verre. Deux verres. Trois…..Chaque fois que je bois un peu trop, je glisse, doucement mais inexorablement, dans le Penthotal du rêve. Et cette nuit là, j’ai carrément plongé. J’étais avec Elle. Je ne la connais pas, mais elle existe quelque part, j’en suis certain. Dans mes rêves, elle a des yeux de chat, des yeux d’or et des seins comme des fruits mûrs alourdis de soleil. Et elle chante ! A l’autre bout du monde. Ou dans la rue d’à côté. Sais pas. Les images s’animaient dans ma tête. Au moment précis où ma merveille m’a tendu les bras, j’ai ressenti, dans mon sommeil, le froid de la mort se poser sur mes lèvres. Mon songe s’est arrêté net. Mon rêve devenait cauchemar. Je ne pouvais plus bouger. Ni crier. La femme tournoyait et je la voyais s’envoler dans une tornade. Je ne pouvais ni la retenir, ni l’appeler. Je me suis réveillé en sursaut. J’ai ouvert les yeux. A côté de moi, sur la table, la bouteille me fixait de ses petits yeux cruels. J’ai compris tout de suite que le diable s’était planqué à l’intérieur du flacon et que j’avais sifflé Satan d’un seul trait. En un mot comme en mille, j’avais bu une bouteille presque entière de Nikka Taketsuru. Pour un peu, je me serais envolé moi aussi, pour de bon. Les larmes roulaient sur mes joues. Je me suis extrait de mon fauteuil pour prendre une douche. Bons sang, quel crétin je fais. Rêver comme un collégien et me saouler comme un porc. J’ai enfilé un pyjama et je me suis glissé entre mes draps.

Réveil en sursaut ! Quelle heure, il est ? Trois heures de l’après-midi ! Je me sentais encore un peu vaseux, mais il fallait que j’y aille. Pour me remettre d’aplomb, j’ai bu un café noir. J’ai glissé un CD dans le lecteur. Du blues. J’ai bu un deuxième café en pensant à ceux de Paris. Fallait que je parle à Gégé pour tout régler avec lui. Il n’a pas répondu. Sûr qu’il roupillait encore. Tant pis. Quatre heures ! J’étais lavé, coiffé, habillé ! En bas de chez moi, ma bagnole m’attendait. La camionnette avait disparu mais pas le scooter. J’ai pris l’autoroute.

A dix-neuf heures j’étais à Paris. Paname, me voilà ! Les bistrots se succédaient dans la rue Saint-Marc, je suis entré au « Happy Two ». Je connaissais. J’y étais déjà venu pour la prise de contact. La salle s’est remplie peu à peu. Ceux de Paris se sont installés. En plus de leur manager, genre Gégé, ils étaient quatre comme nous, trois hommes et une fille. Et quelle fille ! Une beauté sombre et sauvage. C’était la fille de mon rêve. En personne et grandeur nature. Quand elle a commencé à chanter, je suis resté scotché, à la fois attiré et terrifié. J’ai pensé qu’on était foutu et que la Chrystal dégotée par Gégé ne ferait jamais le poids, face à la fille de Paris. Elle, c’était autre chose et sa voix… je pourrais passer des nuits entières à chercher les mots exacts pour la définir, sans jamais y parvenir. Au début, c’était comme une mélopée presque inaudible, si ténue et si belle que l’on pourrait s’oublier comme dans un vague souvenir intra-utérin. Un chant si grave et doux qu’il désarme. Alors on baisse la garde. On ne s’y attend pas et tout à coup, paf ! le chant t’explose dans le crâne. Douceur, puissance et envoûtement ! J’étais fasciné. Après le concert, ils sont venus s’asseoir à ma table. On a parlé. On s’est mis d’accord pour le lendemain, même heure, même endroit. Et que les meilleurs gagnent !

Le lendemain, vers midi, Gégé est arrivé avec la camionnette et mon clavier. Chrystal, Martin, Ludwig et leurs instruments le suivaient dans une Renault déglinguée. A l’heure fixée, quand Gégé a allumé les projos, électrisés nous aussi, on a tout donné : swing, samba, funk, smooth… Le public trépignait, déchaîné, complètement enthousiaste. Ceux de Paris se sont levés en riant pour nous rejoindre sur la scène. Une folie ! Jusqu’à trois heures du mat’ on a joué ensemble. Six musiciens. Deux chanteuses.

Nous sommes célèbres maintenant. Nous parcourons le monde avec Chrystal, son timbre frais, juvénile, swinguant avec souplesse, et avec Agatha, ma sirène, à la voix grave, indéfinissable et enveloppante. Je ne bois plus. Je suis heureux.

Jeudi, nous serons à Los Angeles pour la cérémonie des Grammy Award. Oui, c’est comme un rêve : prix du meilleur album jazz de l’année avec nos deux chanteuses et notre sextet The Paris-Burgundy. Ah vous ne saviez pas ?

Claudine Créach

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