La vie est bien commode

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29 / 06 / 2023
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Orteil d’Or 2023 « La vie est bien commode » par  Fabienne Dubues  Prix spécial du jury 

Ils n’étaient que deux dans ce wagon, une femme et Ciron, assis dans le sens de la marche, lui quelques rangées derrière elle. Il n’apercevait qu’un chignon sous un petit chapeau. Les rafales de pluie qui giflaient les vitres allaient assez avec cette solitude. Toutes ces places libres … Il y a des voyages comme ça où l’on est renvoyé à soi-même.
Les souvenirs remontèrent donc naturellement …
Lorsqu’il était étudiant, il aimait s’asseoir en sens inverse pour que le défilé le surprenne. En plus, tous ces tableaux qui reculaient vite dans l’horizon lui donnait l’impression de collectionner le paysage. Il était jeune alors et allait de l’avant sans y réfléchir. Seule l’expérience lui manquait.
Il n’aurait pu être envahi, comme Ciron à cet instant, par tous ces souvenirs mélancoliques de matins pluvieux, de gouttes battantes, de visages humides, de larmes qui coulaient, de ruptures enfin.
La dernière en date, pas si lointaine, était tout à fait étrange … quelque chose de tiré par les cheveux, à quatre épingles, comme la coiffure de cette voisine de train. Quelque chose de très humide aussi. Ce chignon lui faisait penser au corps d’une pieuvre. Une prise de tête tentaculaire.
Comment en était-il arrivé là, pour se sentir aussi seul aujourd’hui dans ce wagon ? Il avait l’impression d’être un survivant. Survivant d’une catastrophe dont cette femme aurait pu être la complice. Sa présence le rendait encore plus seul. Même s’ils étaient les derniers représentants de l’espèce, il n’irait pas lui parler. Les êtres humains étaient des océans d’abysses et de lames, pleins de mystère et de violence. Après l’ivresse béate de la rencontre, une course folle s’engage et on finit par échouer brutalement, un jour ou l’autre, épuisé, vide…
Plus Ciron fixait ce chignon, plus l’étrangeté l’envahissait. Cette pieuvre était bioluminescente. La pluie sur les vitres coulait maintenant directement sur ses joues. Le giflait directement. Une voix le dérangeait. Par ses injonctions. Par son insistance. Une femme encore. Elle voulait entraver le cours de ses pensées.
De la lumière finit par traverser douloureusement ses paupières. Il tressaillit. Une contrôleuse SNCF braquait une lampe sur ses yeux en le priant d’un ton énervé de lui présenter son billet. Mais pour qui se prenait-elle avec sa casquette de capitaine au long court ? De quel droit l’arrachait-elle à ses oniriques phantasmes ?
Ciron se ressaisit et remisa au tréfond de son être sa tentation primaire d’agression. Piano mais sano, les éléments d’apprentissage sociaux reprirent leur place, bien rangés dans les tiroirs policés de la structure civilisée, au design aimable et aux recoins barbares.
Il ne dit mot, prit même un air affable pour plonger dans sa sacoche afin de présenter le sésame. Malgré un air ordonné de casier d’archiviste, il y régnait un grand bazar et, croyant trouver le bon document, il en tira l’accusé de réception de sa lettre recommandée au notaire. Il resta prostré, les yeux fixés sur le coupon cartonné. Tel un vomissement cérébral, des images douloureuses de son divorce refluèrent. La maison qu’il fallait vendre. Sa maison. Celle de toute sa jeunesse. De tous ses défis. De tous ses rêves.
Le ton agacé de la contrôleuse le rappela à l’ordre avec un « Monsieur ! » sonore et irrespectueux qui pulvérisait l’origine révérencieuse de son étymologie. Il frissonna de surprise, s’arracha à sa contemplation et présenta vite le bon billet.
Au moment où il le tendit, les mains de l’employée s’allongèrent démesurément jusqu’à atteindre son visage. Elles l’enserrèrent de leurs griffes d’oiseau de proie. Une voix autoritaire et féminine encore, tentait d’absorber son vortex cérébral et lui enjoignait de revenir…
Après une longue sensation de flottement, une secousse pénible le plaça face à une blouse blanche tenant un masque transparent embué, et qui l’appelait pour qu’il refasse surface. Ciron était assis dans un confortable fauteuil avec un repose-tête à retours perpendiculaires de chaque côté. La pièce ressemblait à un petit wagon à hublots. Un peu plus loin, une dame à chignon avec charlotte médicale sur la tête, occupait un fauteuil identique au sien. Il se rappela.
Suite à son AVC, on tentait des soins en oxygénothérapie pour qu’il retrouve l’usage de ses jambes. Il était dans une chambre hyperbare dernier cri. Le bruit de la compression de l’air, le flux de l’oxygène dans les tuyaux évoquaient le frottement des roues sur les rails. Il avait accepté l’invitation au voyage. Loin. Il avait même fait un malaise et son esprit avait pérégriné dans des plans différents de la conscience. Un drôle de vol plané dans les profondeurs de ses pensées, ouvertes ou fermées comme les tiroirs d’une commode sidérale.

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