Tonton Atha

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21 / 06 / 2022
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Tonton Atha

Il aimait bien aller chercher le pain le dimanche matin, choisissant, selon les saisons, le trottoir de gauche ou de droite. Il aimait passer devant la maison. Elle s’alignait le long d’une avenue, avec d’autres, toutes différentes et toutes un peu pareilles, avec des cours cimentées, en gravier ou en pelouse, avec des grilles de métal ou de thuyas, ouvertes ou fermées. Dans le coin, en face du collège, elle semblait abandonnée depuis longtemps. On entrevoyait la porte à travers les ronces, et les buissons avaient eu raison des graviers de l’allée. Les fenêtres et la grande baie vitrée du rez de chaussée, sans volets, étaient garnies d’épais rideaux devenus avec le temps d’une couleur de vieux tabac. Ce matin encore, il ne put éviter de lancer un coup d’œil vers la maison. Et il le vit. L’espace d’une seconde. La main retenant le rideau sale, le pyjama de la même couleur sale, le visage triste, tombant, la tignasse blanche embrumée de sommeil… Leurs regards se croisèrent. Aussitôt le rideau retomba.

C’était l’oncle Atha, le frère aîné de sa mère. Des années que personne ne l’avait vu. Depuis que sa femme l’avait quitté il ne sortait plus. La famille avait fait le minimum pour le soutenir. Seul un infirmier s’entretenait avec lui tous les quinze jours dans l’entrebâillement de la porte. Même les paniers repas, difficilement acceptés, devaient être déposés devant l’entrée.

***

« Tiens, mon neveu ! Il me surveille. Il voudrait bien que je crève ! Pour récupérer la maison. Quand je pense à tout ce qu’on a fait pour lui quand il était petit.

J’ai bien fait de ne pas manger les petits gâteaux du lundi. Ils sont sûrement empoisonnés. Et puis le journal m’avait prévenu. Je ne me laisserai pas faire. Athanase Delvivo a la prescience du danger ! »

***

Il continua le chemin en se demandant si son oncle l’avait reconnu.

Il y repensa en dégustant un croissant au beurre, encore chaud.

Petit, il aimait bien l’oncle Atha. Il lui avait fait découvrir les livres d’aventure qui l’avaient fait voyager dans le monde entier avec la série des « Bob Morane ». L’oncle et la tante n’avaient jamais eu d’enfants. Et puis la tante était partie, Athanase avait déprimé et après un séjour en hôpital il s’était reconstruit autour d’un système que sa sœur trouvait délirant, à propos de magnétisme, d’astrologie… Et il s’était enfermé dans cette maison qui avait vieilli avec lui, plus vite que ne vieillissent les autres maisons. Quand la famille lui avait proposé l’organisation des paniers repas il avait dit : « Faites comme vous voulez, mais n’oubliez pas le journal ! C’est lui qui me donne la vie ».

Il sentit renaître en lui un élan de tendresse pour son oncle. Il voulait comprendre ce qui s’était passé. Et pourquoi sa mère n’avait jamais voulu en parler. Il irait frapper à la porte d’oncle Atha dès le lendemain.

***

« Ma sœur, ce n’était déjà plus une Delvivo, je ne veux plus penser à elle. Elle a voulu se marier et nous quitter, tant pis pour elle. Papa ne voulait pas qu’elle se marie. Elle avait peur de lui. C’est moi qui aurait dû partir, je n’aurais pas vu ce qu’il ne fallait pas que je voie. Ça me poursuit toutes les nuits et à la télé ils ne parlent que de ça. J’ai bien fait d’arracher les câbles. Et quand je regarde dans la rue, les collégiens d’en face n’arrêtent pas de s’embrasser. C’est dégoûtant ! Il ne faudrait plus regarder par la fenêtre…

Tu criais, tu m’appelais, et je suis resté dans mon lit. Et quand je me suis décidé j’ai vu papa qui sortait de ta chambre. Il m’a regardé, longtemps. Il est rentré dans son bureau. La police m’a interrogé. Je n’ai jamais su qui avait tiré : lui ? toi ? moi ? Comment se rappeler ?… Je ne sais plus. Je ne veux plus savoir… Et mon neveu qui vient me surveiller maintenant. Que sait-il ? Qu’est-ce qu’elle lui a dit, ma sœur ?… Je ne veux pas qu’il vienne me le dire. L’horoscope d’hier disait  » Ne vous attachez pas au passé et allez de l’avant « . Où dois-je aller ? aujourd’hui, pas de journal, pas de guide…»

***

Il repensa à l’oncle toute la journée. Et au secret gardé par sa mère. Quand il était petit, il l’entendait parfois crier en dormant. Cela le terrorisait. Mais que disait-elle ? Même devenu adulte, cela lui revenait en rêve. Il entendait clairement les cris. Des choses horribles. Il se réveillait en sueur et se trouvait incapable de retrouver les mots entendus la nuit. Sans doute ils étaient en lien avec la mort du grand-père. L’enquête a conclu au suicide mais on n’a jamais su pour quel motif, il n’avait laissé aucune lettre. Ils ont dit : déprime due à son veuvage. Depuis sa maman était morte et oncle Atha s’était enfermé dans le silence…

***

« La détonation, les cris de ma sœur, le regard du père… Les cachets ne me protègent plus. La mort de mon père ? Savoir enfin pour avoir la paix ! on s’est retrouvé dans le couloir avec ma sœur. Elle était en pleurs, je me sentais coupable. De quoi ? De n’avoir rien fait pour elle ? D’en avoir trop fait ? Je ne sais plus. J’ai mal à la tête…»

Il prit le cachet quotidien pour dormir, s’assit comme d’habitude près du rideau, l’écartant à peine, par moments. Il resta ainsi longtemps. Le soir tombait et la rue était devenue déserte. Et il perdit le fil de ses pensées, s’assoupit, se réveilla, replongea dans une rêverie profonde, chimique…

Il se réveilla en sursaut. On frappait à la porte. Le soleil était déjà là. C’était le panier repas du lundi. Toujours les gâteaux empoisonnés ! Non, il ne se laisserait pas faire ; il leur montrerait que c’est lui qui décide. Il était surveillé mais ne tomberait pas dans le piège. Il installa sur la table, bien en évidence, tous les gâteaux qu’il avait mis de côté, avala la totalité des cachets. Il se sentit bien, sûr de lui, enfin en paix. Il alla, tranquillement pour la première fois depuis tant d’années, ouvrir la porte et prendre le panier repas, rangea les gâteaux avec les autres. Il ouvrit le journal.

***

Le lundi midi il ne répondit pas à l’appel de son neveu qui, déçu, repartit.

Le mercredi on vit que le panier repas de la veille était resté sur le pas de la porte.

On retrouva Athanase Delvivo sur son fauteuil, le visage illuminé d’un étrange sourire, serein. Il tenait, ouvert devant lui, le journal à la page de l’horoscope. Il avait entouré le sien d’un cercle rouge  « la journée qui vous attend est belle et agréable » . Il y avait écrit en grandes lettres :  « ENFIN ! » .

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