Némésis

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23 / 06 / 2020
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 Némésis (Prix Spécial du Jury, Orteil d’Or 2020)

Ariane se réveilla ce matin-là après une nuit de sommeil chimique réparateur. Tristan était déjà levé. Elle, elle s’accordait toujours une pause, un moment suspendu avant d’affronter la journée. Elle regardait les rayons du soleil levant danser à travers les volets, émerveillée et reconnaissante. Ce matin du 31 mai 2061, il fallait qu’elle sorte de chez elle afin de récupérer les bons pour ses pilules alimentaires. Quelle fille serait chargée de la filer aujourd’hui ? Il y avait qui à la dernière expédition de ravitaillement déjà ? Elle essayait de se remémorer la scène. Moi, Martin, la fille et un autre, probablement un cafard lui aussi.

Martin avait été un de ses collègues au département Intelligence Artificielle d’un groupe qui travaillait pour l’armement. Comme elle, il avait survécu aux virus de plus en plus meurtriers ainsi qu’à la folie des hommes, émeutes de la faim, massacres ciblés par classe d’âge puis profession. Épargnés jusqu’en 2055, ils avaient été finalement écartés de leur laboratoire et parqués dans des résidences disséminées dans ce qui restait de la ville décimée. Ils avaient l’obligation d’aller signer le Registre des Vivants une fois par mois en échange de quoi on leur remettait des bons alimentaires. L’occasion de se retrouver furtivement.

Ariane attendait patiemment son tour d’entrer dans l’Office. Elle cherchait du regard dans la longue file qui pouvait bien être son « ange gardien » du jour, prévenu de son déplacement grâce à la puce implantée dans son bras, lorsqu’elle aperçut Martin qui sortait du bâtiment. Bigre ! Double accompagnement aujourd’hui apparemment. Elle allait l’interpeller quand leurs regards se croisèrent. La lueur de peur dans celui de Martin l’arrêta net. On ne se connaît pas, lui intimait-il.

Inquiétée par cette rencontre avortée, Ariane liquida rapidement le problème du ravitaillement puis rejoignit la station de self-transportateur magnétique pour rentrer chez elle. Elle descendit jusqu’au sas individuel qui ouvrait sur la ligne1. Elle allait s’asseoir dans sa capsule quand elle entendit la porte du sas se rouvrir : Martin venait d’entrer. Il était très agité : « Je ne pouvais pas te parler à la vue de tous. » Souffla-t-il. « Voilà : primo, une nouvelle épidémie s’annonce. Deuzio, je suis le premier sur la liste de la prochaine éradication de scientifiques parias. Mais le plus important c’est que mon contact au ministère a vu ton nom vers la fin de la liste, Ariane.  » Il l’a suppliée. «  Ne reste pas en ville. Pars. Ils vont nous éliminer. J’espère avoir réussi à échapper momentanément à la vigilance de mon mouchard pour t’avertir. » Et il s’enfuit.

Rentrée à l’appartement, prudente, elle fit signe à Tristan d’aller sur le balcon où elle lui rapporta ce qui venait de se passer. Ils avaient réussi à survivre à l’effondrement de la civilisation humaniste, aux épidémies, aux épurations, aux révoltes, enfermés dans des cachots puis dans des camps inhumains, et désormais sous surveillance constante dans un exil intérieur, ce n’était pas pour abandonner maintenant. Martin avait raison : fuir, profiter de quelques jours ultimes de liberté avant que ne soient lâchés les monstres. Après…

Ils savaient où aller. En plaisantant un jour chez Martin justement, Ariane avait parlé de cette parcelle de bois dont elle avait hérité dans la montagne, parcelle introuvable dans une jungle sans chemin, abandonnée depuis 3 générations : Gueuleloup, tout un programme. Chiche, on y va ! avait dit Tristan. C’était peu après la troisième épidémie, quand il existait encore des routes et des autos. Ils avaient éprouvé un besoin de contact avec la nature si fort qu’ils avaient pris la direction de Gueuleloup pour y passer leurs vacances.

Cette première expédition avait été inoubliable, ils étaient jeunes et sportifs encore ! Ils avaient découvert dans les ronces les ruines d’une bergerie qu’ils avaient grossièrement retapée. Ils aimaient ce retour à une vie simple et sauvage. Ils dormaient sur des paillasses odorantes. Ils allaient chercher l’eau au ruisseau qui courait en bas de la clairière qu’ils avaient dégagée. Il n’y avait ni l’eau courante ni l’électricité mais une belle cheminée leur réchauffait corps et cœur par les nuits fraîches. Ils vivaient au rythme solaire. Et au cours des séjours suivants, plus de cuisine à faire puisque les pilules alimentaires avaient remplacé la nourriture traditionnelle. Les éleveurs et agriculteurs avaient été exterminés sur un coup de tête d’un dictateur et il n’y avait plus âme qui vive sur des dizaines de kilomètres carrés à la ronde.

Quand les moyens de transport individuel et collectif avaient disparu, lors de la dernière catastrophe écologico-industrielle, ils avaient bravement reconnu l’itinéraire à pied, environ cinq cents kilomètres, empruntant des chemins que personne n’entretenait plus et qu’il fallait parfois ouvrir à la machette. Pour s’aider à marcher, ils avaient eu recours à des exosquelettes déclassés que l’entreprise de Tristan avait conçus pour les forces d’intervention. Ils avaient ensuite gardés ces exemplaires de démonstration et les avaient révisés périodiquement en grand secret.

Ariane préparait ce départ en catastrophe depuis des années : tout était prêt. Ils partirent après avoir détruit les mémoires de tous les appareils qui pouvaient les trahir. Au scalpel, serrant les dents, ils se détachèrent mutuellement la puce de contrôle qu’ils portaient au poignet gauche, avant de se fondre dans la nuit.

Il leur fallut une bonne semaine pour atteindre le pied de la montagne. La fatigue commençait à se faire sentir malgré l’aide des exosquelettes. Ils prirent une trace entre les sapins, un raccourci, dit Tristan. Ça grimpait dur. Les sacs à dos pesaient lourd. Autour d’eux régnait le silence bruyant des forêts, craquements de branches, frottements d’élytres, bourdonnements d’insectes en maraude. Aucun oiseau pour nous accueillir, avait remarqué Ariane. Ils s’arrêtèrent près du ruisseau pour écouter son murmure joyeux. Ils longèrent enfin la clairière devant la maison, sous le couvert des premiers arbres. Les aiguilles de conifères crissaient sous leurs pas. Le soleil était à son zénith quand ils ouvrirent Gueuleloup.

Vint le soir qui bleuit la forêt. Ils étaient assis l’un contre l’autre, devant leur maison, s’imprégnant de la sérénité des lieux, savourant ces moments de liberté retrouvée, de bonheur pur, sans parler.

Ariane perçut d’abord le froissement des hautes herbes de la clairière, écrasées par des bottes, un rythme régulier, inexorable, comme celui d’une faux. Puis au dessus des herbes, sur la pente abrupte, se rapprochant lentement, d’éblouissantes sphères de lumière, sept têtes comme des lucioles géantes, anges de l’Apocalypse, posées sur des spectres aux mains mauves.

Alors elle déclencha son arme létale autonome, l’arme multi-cibles qu’elle avait contribué à concevoir, programmée dans l’après-midi pour liquider les ennemis qui venaient d’apparaître.

Chris Dorreb

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