Les Cloches

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27 / 01 / 2020
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Ce matin-là, la vallée retentit de sonorité de cloches. À la volée, puis lentement comme un glas. Il y en avait plusieurs, au moins deux, peut-être trois. Ce qui étonnait c’est que jamais il n’y avait eu de cloches dans notre vallée, ni même d’église.

Le père Félicien fut le premier à venir sur la place et à tendre l’oreille pour chercher d’où venait ce son. Il fut rejoint par Honorine tenant son dernier dans ses bras, et suivie par les cinq autres. Bientôt, il y eut foule. Non que la place fut un point d’observation privilégié, mais parce que le phénomène méritait un étonnement collectif. On soupçonna un moment les baffles de 650 watts de la chaîne stéréo du Kevin, bien capable d’un tel tapage, mais ses goûts musicaux étaient connus pour s’orienter davantage vers le destroy métal que vers le carillon. Une théorie de l’écho fut alors avancée par le père Duplessis, l’érudit du village : les cloches de Saint-Séverin, par temps clair, pourraient se répercuter sur le mont Grévin, et de là vers la Montagne Sainte-Geneviève, d’où elles pourraient suivre le Frusquin, pour finir par résonner contre la falaise du Prat, et venir jusqu’au village. Cela se tenait. Il alla même chercher ses cartes d’état-major pour étayer ses dires. Mais le temps n’était pas clair, et l’église de Saint-Séverin était en réflexion, comme le fit remarquer l’adjoint au maire.

La vieille Lise-Léa, qui qui n’avait rien dit jusque-là, commence à psalmodier : « Oh là là ! Oh là … ». Ou peut-être qu’elle avait commencé bien plus tôt, mais lorsque le silence se fit, lourd d’interrogations sans réponse, on l’entendit de plus en plus distinctement « Oh là là ! Oh là … » . Certains s’éloignèrent, préférant ne pas entendre ce qui allait pouvoir suivre, d’autres au contraire s’approchèrent, ce qui divisa le village en deux clans qu’il serait difficile de définir, mais dont la ligne de fracture existait depuis longtemps. « Ma grand-mère me l’avait dit, continuait Lise-Léa, et sa grand-mère lui avait dit, que le jour où les cloches sonneraient sur Gervaux-les-près, ce serait le début de la fin. « Oh là là ! Le début de la fin ! » Mais alors que chacun attendait des précisions sur cette fin qui s’annonçait, elle s’effondra.

De fait, il s’avéra que le dit Kevin et ses 650 W étaient bien responsables de ce branle-bas car il préparait un enregistrement live de Mortal carillon, mais on ne le sut que le soir, par sa mère excédée, et jusque-là chacun se prépara comme il pouvait à la fin du monde.

vingt et unième siècle – Textes courts – Jean Marie Tremblay

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