La première fois qu’Alexandre vit Éléonore…

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24 / 11 / 2016
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D’après la consigne : La première fois qu’Alexandre vit Éléonore

La première fois qu’Alexandre vit Eléonore, c’était dans le hall de son immeuble une nuit de mai. Il rentrait d’un voyage d’étude en Chine qui l’avait tenu éloigné de Paris et de sa femme, Julia, pendant trois semaines. Arrivé devant la porte de l’immeuble, il n’avait pas réussi à retrouver ses clés et avait appuyé sur l’interphone relié à leur appartement. Pas de réponse. Elle devait être endormie. Il avait appuyé un peu plus longuement et une voix lui avait répondu : « Voilà, voilà ». La porte s’était ouverte. Il avait posé sa valise devant l’ascenseur occupé, et attendu. C’était toujours long, très long. Quand enfin la porte s’ouvrit, en était sortie une femme, une ballerine rouge à la main. Elle essayait de s’en chausser en sautillant maladroitement. Il revoyait le chemisier boutonné de travers, les cheveux prune en hérisson, les joues en feu, le rouge à lèvre qui avait débordé, les lunettes noires. Elle s’était cognée contre lui, s’excusant d’une voix rauque avant de s’étaler de tout son long sur le carrelage de marbre. Il avait voulu l’aider à se relever mais elle s’était défendue comme un chat furieux, toutes griffes dehors, avant de s’enfuir. Il était resté éberlué. Il avait ruminé ses impressions pendant son ascension vers le 11éme étage où se trouvait son appartement et sa femme. Il n’était pas franchement heureux de la retrouver sa femme, mais pas franchement mécontent non plus. Ils avaient atteint un modus vivendi dépassionné dont il avait appris à se suffire. Le mot de bienvenue sur la table de la cuisine lui annonçait qu’elle était partie se recoucher, dans son bureau, sans l’attendre, car elle prévoyait une journée très fatigante le lendemain. Il n’en avait pas été plus offusqué que cela et s’était réfugié dans un sommeil peuplé de créatures qui ressemblaient à la fille étrangement attirante de l’ascenseur…

Les vacances d’été arrivèrent. Julia partait toujours en juillet, seule, à Antibes, où il possédait une petite maison héritée de ses parents, avant qu’il ne la rejoigne en août pour se reposer. Il passait une partie de la journée sur la plage de La Salis, allongé sur sa natte de raphia, s’offrant sans arrière-pensée aux rayons du soleil, à la mer apaisante. Il crut avoir une hallucination le premier jour en voyant une tignasse prune émerger de la mer turquoise alors qu’il longeait le bord de l’eau. Il n’osa pas l’interpeler. Il aurait pourtant juré que c’était elle, la fille de l’ascenseur. Il l’avait croisée plusieurs fois dans le hall de son immeuble sans qu’ils n’échangent un mot. Il l’avait entendu répondre à un coup de fil une fois et en avait déduit qu’elle s’appelait Eléonore. Il était devenu obsédé par cette tignasse prune qui surgissait maintenant tous les jours de la mer à un moment de la journée puis semblait s’évanouir sans laisser de trace. Il n’en parla pas avec sa femme parce qu’ils ne se voyaient qu’au petit-déjeuner, un moment où il n’avait encore récupéré ni la voix ni la parole. Elle passait le reste de son temps avec sa bande d’amis. Lui détestait les groupes et s’accommodait fort bien de cette liberté.

Deux jours avant la fin des vacances sa femme organisa un barbecue pour ses amis. Il avait beaucoup bu et s’était endormi sur le canapé. Le lendemain, quand il se réveilla vers midi, l’esprit encore embrumé par les vapeurs d’alcool, il ne se souvenait pas avec exactitude de ce qui s’était passé. En tâtonnant pour trouver ses lunettes, qu’il avait sur le nez, sa main saisit un bout de papier plié.

Il s’assit. « Alexandre, comme nous nous en sommes convenus hier, il est temps de mettre un terme à ce simulacre d’union et de nous séparer. Comme je te l’ai dit, il y a quelqu’un dans ma vie. Je rentre à Paris. Je passerai te voir dans la semaine pour discuter de notre divorce.»  Effaré, désemparé, il partit à la recherche de son téléphone portable pour l’appeler. Il le trouva sur la table de la cuisine. Il l’ouvrit. Sur la page d’accueil, à la place du paysage méditerranéen qui lui remontait toujours le moral, il y avait un gros plan d’Eléonore, la fille aux cheveux prune, et de sa femme, en train de s’embrasser avec passion.

24 novembre 2016 – Textes courts – Chris Dorreb

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