Le Jésus des gondoles

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20 / 01 / 2016
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Consigne : le Jésus des gondoles

Quand il est arrivé au Carrefour Market, au début, il était tout timide. On avait envie de le prendre sous son aile pour le rassurer. Monsieur Duchemin l’a d’abord mis à la vérification des commandes, mais il fallait tout revérifier tellement il n’avait pas l’air sûr de lui quand il apportait les bons. Et puis, il mettait des points d’interrogation qui ressemblaient à des 2, ou le contraire. Alors il n’est pas resté à ce poste. Après, on l’a mis au réassortiment des rayons, ça allait beaucoup mieux. il fallait même le modérer car il avait tendance à remettre un paquet de BN dès qu’une cliente en avait pris un. C’était peut-être une phobie chez lui, les trous. N’empêche que Monsieur Duchemin a décidé de le charger des têtes de gondoles. Il a vraiment pris ça comme une grosse promotion. Peut-être à cause du mot « tête ». Ou peut-être « gondole » ? S’est-il vu comme un fier batelier à Venise ? En tout cas, ça l’a métamorphosé. Lui qu’on voyait glisser comme une ombre le long des rayons, on aurait dit qu’il avait grandi et pris de la substance, de l’épaisseur, de l’assurance. Il fallait le voir agencer ses têtes de gondole avec une minutie extrême, puis prendre du recul comme un artiste. C’était son œuvre. Et c’est vrai qu’elles étaient magnifiques. Seulement, vous savez comment sont les clients, que je te farfouille, que je te prenne un article ici pour le remettre là, que je te décale le panonceau des promotions avec la roue du caddie, que je t’enfouisse l’étiquette du prix sous les savonnettes… de voir détruire ainsi son assemblage artistique, ça le déchirait. C’est alors qu’il a commencé à se placer les bras en croix devant les têtes de gondoles, pour que personne n’y touche, et c’est alors qu’on a commencé à le surnommer « le Jésus des gondoles ».

Seulement, le commerce, ce n’est pas comme un banc fraîchement repeint auquel il ne faut pas toucher et dont il aurait été l’écriteau. Monsieur Duchemin a remarqué que les ventes promotionnelles étaient largement en baisse, même si elles étaient présentées de façon optimale. Forcément, avec un pareil cerbère. Seulement il fallait avoir le cœur de l’arracher à ses chères gondoles, qui lui avaient redonné vie. Autant vraiment le crucifier. Ressusciterait-il ?

19 janvier 2015 – Textes courts – Jean Marie Tremblay

3 Commentaires

  • Val A

    Quel talent ! : l’idée, le vocabulaire imagé, « le suspens », la confrontation entre le monde intérieur du personnage et la dure réalité … merci pour ce bon moment de rigolade.

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  • Jean-Marie Tremblay

    Merci beaucoup !
    Et merci à Bruno pour cette consigne qui a instantanément fait naître une image surréaliste en moi, à cause d’un glissement spontané sur le mot gondole. J’ai vu cet homme, les bras en croix devant une tête de gondole. Ca m’a amusé. Il n’y avait plus qu’à expliquer tranquillement pourquoi il était là. Le faire raconter par une de ses collègues m’a semblé la meilleure façon. Au bout de deux phrases, je ressentais déjà une grande empathie pour le personnage…

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  • batllo Marie

    Très drôle.

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