Le secret d’Elsa

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26 / 06 / 2014
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Le secret d’Elsa

Ce matin, la porte de la véranda est grande ouverte et entre les hortensias rouges je vois la mer. Elle pétille d’étincelles marines jusqu’au bout de l’horizon. J’entrevois le vert pénétrant des aiguilles de pin, le marron glacé du tronc des longs arbres, le jaune orangé parfumé de miel des sentiers et le bleu imparfait du ciel atlantique. J’écris entre les vagues et la terre, enveloppé dans les teintes d’une nouvelle journée. Je contemple Elsa qui sort de l’eau froide, ses longs cheveux mouillés sur le dos comme une traîne sauvage d’algues brunes. Je me souviens de la première fois, quand elle dansait solitaire sur la lande ignorant que je l’emportais déjà dans mon univers. Elsa fut aussitôt mon amour. Nos cœurs se sont vite mélangés pour vivre ensemble face à la mer. J’ai besoin d’écrire tôt le matin quand le parfum des marées changeantes envahit la dune et que la légèreté de la saison m’appartient encore. Depuis son arrivée, Elsa vient me rejoindre quand le premier soleil monte au-dessus de l’océan. Avec délicatesse, elle pose sur la table un petit plateau rouge avec une tasse de café brûlant. Elle choisit une musique que j’aime qui va me guider pendant quelques heures. Elle fait les mêmes gestes pour que je me sente bien. Elle se niche derrière moi, ses mains tièdes sur mon cou, sans prononcer un seul mot, et je l’imagine découvrir avec ses grands yeux verts les dernières lignes que je viens d’écrire. Je goûte avec élégance sa présence calme et rassurante, discrète et régulière. Elle m’accompagne toute la journée avec ses petits rituels qu’elle a construits à l’ombre des grands pins. Ce sont des fugaces signes d’attention qui se répètent dans la quiétude du temps salé. Elle glisse subtilement ses yeux sur mes notes colorées que je laisse dispersées dans la maison, papillons égarés et multicolores. Je l’aperçois parfois noter quelques phrases courtes. Elle dépose à la même place un verre de jus d’orange frais et des fruits sont judicieusement éparpillés dans la pièce, comme les bouées vertes et rouges d’une entrée de port. Chaque jour, en fin de matinée, elle vient me chercher pour une promenade sur la plage de sable jaune, elle veut que ma tête se vide des mots et se remplisse du parfum des algues et du cliquetis des vagues. Avec amour, elle me prend la main et elle me demande avec une exquise insistance si je suis satisfait des nouvelles lignes écrites. Je souris dans le vent car je devine qu’elle espère savoir la suite de l’histoire. Quand la mer s’étale, elle ose alors deux ou trois questions qui se perdent avec les mouettes avant que nos pas s’enfoncent dans le sable mouillé et que notre flânerie habituelle nous emporte loin de mon livre futur. Elle me protège. Chaque jour, Elsa m’incite tendrement à reprendre mon travail à dix- sept heures précises. Un thé vert au citron et quelques petits gâteaux secs sur la petite table font partie de ce rituel de fin de journée. Quand parfois je l’interpelle avec malice devant sa douce rigueur, elle me répond en souriant que quelques repères réguliers ne peuvent que faciliter mon écriture et mon inspiration. Je me force un peu pour reprendre mes crayons et les mots reviennent alors petit à petit pour habiter des nouvelles pages. Elsa semble heureuse et satisfaite de me voir avancer dans ma création, un peu au rythme de ses envies et de ses caprices. Elsa a établi au fil des jours une règle immuable et incontournable. Le soir, elle s’installe dans le vieux fauteuil rouge et je dois lire à haute voix les vingt dernières lignes de la journée, pas dix, pas trente, exactement vingt, elle veut les vingt dernières lignes. Je les lui donne sans joie et sans plaisir car à cet instant j’ai l’impression que les mots ne m’appartiennent plus. Elsa est contente et son sourire immense devient contagieux. Le lendemain matin quand je retrouve la grande pièce qui rit devant la mer, Elsa a tout rangé et tout organisé pour une nouvelle journée. Toutes les feuilles écrites sont empilées, numérotées, comme si elles avaient été vérifiées .Mes stylos, mes gommes, mes crayons de papier sont minutieusement alignés et préparés. Tout est en ordre, même le vieux dictionnaire fatigué. Elsa veille sur moi avec ses yeux charmeurs et ses habitudes parfois un peu strictes et fatigantes. Parfois, je me demande si elle ne se relève pas dans le silence de la nuit pour visiter un peu plus mes rêves d’écrivain. Aujourd’hui, la porte de la véranda est grande ouverte et entre les hortensias rouges je vois la mer. Déchirant la brume matinale, j’aperçois Elsa qui sort de l’eau et qui danse sur la plage. Elle est belle comme une sirène. Pendant que le soleil s’éclate sur les premières vagues, je découvre sur les marches de la maison la pile de courrier que le facteur a déposé. Une enveloppe marron glacé m’intrigue. Je me lève doucement, prends le paquet et déchire le papier grossier. C’est un manuscrit avec un titre en lettres noires sur la couverture jaune ‘’ UN SOLEIL NOIR ‘’. Il est accepté par la maison d’édition. Il est signé Elsa. Elsa danse toujours sur le sable. Une autre de ses manies que je n’avais pas vraiment remarquée.

Mai 2014 – Orteil d’Or 2014 – Philippe George

 

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