Abel

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12 / 10 / 2012
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Biographie fictive.   Abel

Abel est né en 1966, au beau milieu des trente glorieuses.

Cette année là, ses parents étaient jeunes, ils sortaient de l’école normale, ils avaient de l’espoir. Ils imaginaient le fils qu’ils auraient, ils se voyaient fêter ensemble l’an 2000 ; ça les faisait rêver.

Quand Abel ferme les yeux, il entend encore sa mère parler de sa naissance :

  • « Je t’ai tellement désiré, mon chéri » disait-elle. J’étais sûre d’attendre une fille et pendant toute ma grossesse, je t’ai appelé Mabelle.

    Et lorsque que je t’ai vu pour la première fois, j’ai découvert tes yeux d’abord, si vert mon amour. En les voyant, j’ai aussitôt oublié ma douleur, d’un seul clignement d’œil tu m’a émerveillée ».

À ce moment-là, elle se retournait vers son père qui n’était jamais loin, recherchait son regard. Ils s’échangeaient alors un de ces sourire qui le prenait toujours par surprise et qui le dérangeait. Ils parlaient de lui, il se sentait de trop.

« J’ai tout de suite compris que je ne pourrai plus t’appeler « Ma belle » et t’appeler Abel était une évidence. Abel, je devinais que tu serais un Dieu, et il te fallait bien un prénom biblique ! »

Sa mère était comme ça, c’était une exaltée. En 1966, elle prédisait à son enfant qu’il arrêterait les guerres. En 1968, elle montait à Paris, en vélo s’il vous plaît, traînant fils et mari. Des amis d’enfance les hébergèrent pendant quelques semaines dans un minuscule deux pièces. Le jour, elle était la première sur les barricades, le soir, ils refaisaient le monde. Ou plutôt, elle refaisait le monde. Les autres la regardaient, les autres souriaient.

Il ne reste de cette époque que trois photos qu’ils sont venus lui donner le soir de l’enterrement. Sur ces photos, Abel est là, à chaque fois, il sourit dans son pyjama à carreaux. Il prend parfois ces trois photos jaunies, et plante ses yeux dans les yeux de cet enfant.

-« Eh, toi, qui es-tu ? Quel est ton avenir ?

Pas de réponse bien sur, l’enfant continue de sourire béatement.

Les accords de Grenelle n’ont pas calmé sa mère.

En 1972, elle a brûlé son soutien-gorge sur la place de la mairie d’Auxerre. Elles n’étaient que 12 femmes et un homme ; son père qui la suivait partout.

En 1975, elle s’enchaînait devant une ambassade.

En 1976, elle signait 15 pétitions, en 1978, elle faisait une grève de la faim pour soutenir des syndicalistes en lutte.

À chaque fois, quelques photos ; quelques photos et à chaque fois, un sourire. Le sourire de celle qui croit à l’avenir.

En 1981, le soir de sa mort, elle était folle de joie. Il s’en souvient encore. Il s’en souvient si bien, qu’il croit parfois revivre ce soir-là. Il ré-entend les mots, il sent les mêmes odeurs, il peut presque toucher le tissu de sa robe quand elle passe près de lui. Il s’en souvient si bien, qu’il peut croire parfois que l’histoire se répète. À chaque fois qu’il y pense, il revit la soirée et il croit jusqu’au bout que la fin va changer…

Il avait eu 15 ans et pour la première fois, il avait le droit de boire du champagne. Elle en avait acheté 3 caisses en pensant à ce soir. Elle était euphorique.

Elle était pleine d’espoir, elle était moitié nue, hurlant de toute ses forces, haranguant les passants, trinquant avec qui le voulait quand elle est tombée saoule, au milieu de la rue. Un pauvre retraité qui conduisait avec peine sa 4L à travers la foule n’a pas pu l’éviter. Il a tué l’espoir.

Abel est resté. Abel et son père. Abel, son père et le silence.

Il savait qu’il aimait sa mère, il ne savait pas qu’elle était son souffle. Il regarde son père et il voit un fantôme ; dans ses yeux, il n’y a rien. Il se demande parfois si les siens leur ressemblent. Son père parfois le serre dans ses bras. Abel le sent trembler. Il ne sait pas quoi faire. Son père se lève le matin, son père se rase, son père va travailler. Son père mange, son père fume une cigarette parfois. Il ne sourit jamais.

Abel va au lycée, ouvre ses cahiers, rédige des rédactions, attend pour la cantine, vide son assiette, fume une cigarette parfois. Il ne sourit jamais.

On est en 1983. Abel a 17 ans, il est en terminale. Il avance entre les groupes, au milieu du préau. Il ne sait pas pourquoi.

18 septembre 2012 – Textes courts – Laure Timon

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