La manie de Pulacion

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26 / 06 / 2014
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La manie de Pulacion’ (1)

Michel rencontra Sofiane Pulacion’à l’aéroport de Roissy. Elle vivait depuis 10 ans sur l’île de Catching, non loin de celle de Santa Cruz, dans l’archipel des Galápagos, ayant fui, dit-elle, « la monotonie du monde occidental ». Avant d’embarquer, Michel avait enregistré les coordonnées de Sofiane qui lui avait proposé de l’accueillir sur son île.

Au mois d’avril, Michel découvrit le bonheur de Sofiane, femme originale, évoluant seule au milieu des tortues, qui vivait de sa pêche, de la cueillette des fruits et de certains légumes sauvages. La cabane qui l’abritait était rudimentaire et Michel se proposa d’étanchéifier la toiture qui souffrait en cette saison des pluies. Il commença également à l’agrandir, en rajoutant une pièce. Mais, n’ayant pas terminé avant son départ, il promit à Sofiane qu’il reviendrait pour achever l’extension pendant ses prochains congés.

Au mois d’octobre, Sofiane avait coulé le moteur de son « Rafio » qui lui permettait de se rendre dans les autres îles. Informé de l’avarie, Michel lui avait proposé d’en faire transporter un, du continent. Rafio, c’était sous ce nom qu’était inscrit l’esquif de Sofiane Pulacion’, sur le Registre des Petites Embarcations à Moteur du Ministère de la Marine équatorienne.

Au mois de décembre, Michel reprit le chemin des îles et retrouva Sofiane. Il sentait son attachement pour Sofiane grandir au fur et à mesure des jours vécus dans cette complicité avec elle et la nature. Elle, lui témoignait de l’affection avec, cependant, une retenue que Michel avait d’abord attribuée à une sorte de timidité. Il n’avait pas osé lui-même confier ses sentiments à Sofiane, par crainte de perdre cette possibilité de rapprochement affectif qu’il espérait maintenant.

Au mois de juillet, Sofiane prévint Michel de son déménagement dans une île voisine. Lorsqu’il la rejoignit en août, il lui offrit de construire un nouvel abri sur cet îlot, distant d’à peine cinq milles à l’Ouest de leur précédent séjour. Comme il proposait à Sofiane de retourner à Catching pour y récupérer les plaques et rivets inox, celle-ci lui interdit en arguant de la dépense trop importante en fuel pour s’y rendre. Pour elle, il valait mieux en racheter des neufs sur Santa Cruz. Ce que fit Michel. Parcourant les deux milles à l’Est le séparant de cette grande île, il en rapporta, outre ses pièces mécaniques, une précieuse éolienne. Au retour, Sofiane lui annonça son départ pour quelques jours sur le continent où elle devait effectuer des démarches pour sa double nationalité équatorienne et espagnole. Michel l’accompagna jusqu’à l’aéroport de Santa Cruz. Pendant cette absence, il s’affaira à assembler les plaques de lave sur la toiture, puis fixa les panneaux des murs extérieurs, confectionnés avec les écailles taillées dans les carapaces des tortues géantes. Il installa l’éolienne sur un mât et la relia à une dynamo de voiture. L’électricité ainsi produite, permettrait de charger la batterie du « Rafio», alimentant le poste VHF. Cet instrument venait d’être rendu obligatoire depuis deux mois par le gouverneur de la province, sur les petites embarcations, après deux naufrages successifs d’esquifs de touristes dans l’archipel.

Sofiane revint quatre jours après, avec un gâteau du continent pour fêter l’anniversaire de Michel. Il lui révéla ses sentiments mais elle repoussa ses propos par un : « Ça ne sert à rien ! » qui fit regretter à Michel de s’être ainsi découvert. La douce musique de bossa nova et la voix suave d’Astrud Gilberto qui, depuis leur cabane, berçaient les eaux de l’archipel, ne purent consoler Michel. Il repartit en France la semaine suivante, non sans avoir terminé la nouvelle habitation de Sofiane, qui le remercia chaleureusement.

Michel revint dans l’archipel en décembre pour une quinzaine de jours. Sofiane lui avait indiqué les fuites du toit et les fissures à réparer dans les panneaux des murs. Elle était repartie pour quelques jours sur le continent pour des démarches qui ne pouvaient intéresser Michel.
Un matin, il voulut se rendre à Santa Cruz avec le « Rafio ». Sur le canal 24 de la VHF, Michel entendit ce message : « J’aurais dû faire d’avantage attention à ses manies… » Et son attention fut portée à son comble lorsqu’il perçut, bien qu’indistinctement, la poursuite de la conversation: « Oui, celle-là, la proprio du Rafio ! ».

En décrochant le combiné de la VHF, pour interpeller ces hommes, Michel s’étonnait qu’ils parlent français, ce qui était rare dans cette région. La batterie était à plat et il ne put intercepter ces locuteurs matinaux. Il avait perçu le ton de reproche dans cette dernière répartie, qui s’adressait à Sofiane.

Alors, Michel, seul au milieu des îles aux fabuleuses tortues, se prit à se questionner : Pourquoi ce ton de reproche ? De quelles manies de Sofiane voulait parler ce français ? Combien de français habitaient sur l’archipel, alors qu’il n’en avait encore rencontré aucun ? Pourquoi Sofiane lui avait interdit de se rendre sur Catching en juillet dernier ? D’autres français y avaient-ils été invités par Sofiane ? Etait-ce l’île idyllique pour capturer des français en mal d’aventures ? Sofiane se servait-elle de ses amis français uniquement pour aménager son espace de vie ? Les rejetait-elle, lorsqu’ils lui témoignaient de sincères sentiments affectueux, au prétexte qu’ils ne pourraient plus être aussi serviables, une fois repoussés ?

Michel, allongé dans l’esquif se retourna comme pour se cacher de ces dévoilements, qui l’aveuglaient maintenant : De quelle manie avait-il été victime ? Ou plutôt, quelle manie avait-il lui-même activé, pour être ainsi effondré ? Sofiane lui avait-elle demandé de réparer sa toiture ? Lui avait-elle demandé d’agrandir sa cabane ? Lui avait-elle demandé de commander un nouveau moteur ? Et avant Sofiane, il y a deux ans, dans les parfums des roses de Turquie, la discrète Souriane lui avait-elle demandé de préparer les menus pour ses invités ? A Paris, l’an dernier, Bertrand lui avait-il demandé de hisser ses meubles au troisième étage de la rue des Trois Frères ?… Michel prit conscience de la négativité de la réponse à ces questions. Et, qu’elle soit motivée ou non par une demande plus ou moins explicite, il décida de se méfier de sa manie de rendre service, évitant ainsi, grâce à la VHF, la manie d’Pulacion et son propre naufrage sentimental.

  1. Prononcez Pulassionne.

    Mai 2014 – Orteil d’Or 2014 – Jean Michel Kerne

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