La messe des Anges

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15 / 04 / 2014
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L’événement était trop loin -43/44- pour m’avoir marqué. Pourtant en 47, année de mes dix ans, le tonnerre en roulait encore…

En ce temps-là, ma tante (la Terrible), tenait l’harmonium et chantait à l’église d’une voix que l’on disait forte et juste.

Et puis était intervenu un événement inouï, sans précédent, formidable, un de ces événements qui secoue un village, en chasse la routine abrutie et paisible. Ma tante avait reçu la convocation d’un notaire dont l’étude était à Ouanne, gros village des environs. Cette nouvelle s’était répandue comme une traînée de poudre : que pouvait vouloir à ma tante dans la misère et l’odeur de sainteté, un notaire connu pour son pouvoir et ses riches clients ?

Le bruit s’en était répandu jusqu’à Auxerre et avait empli ma mère d’un impatient délire.

Nous étions bien pauvres. Mon père tyravaillait chez Soisson, pour un salaire qui frisait l’indigence. Ma mère ne travaillait pas, mais usait de stratagèmes inouïs pour maintenir ses deux enfants dans un semblant d’aisance.

Ma tante dut quelques jours s’absenter et confier aux dames Chalumeau, ses voisines, le soin de l’harmonium et des chants religieux.

Oh ingratitude ! Oh douleur ! Oh injustice méprisable ! Les dames Chalumeau, ivres d’encens et de gloire et ayant goûté aux joies célestes, ne rendirent pas l’harmonium…

La nuit est tombée sur ce terrible événement. Rien ne m’a permis d’en pénétrer le déroulement funeste. On peut imaginer les efforts terribles de ma tante, la passive obstruction des dames Chalumeau. Rien ne filtra. Quelles puissances célestes supérieures et terribles agirent sur le curé que je n’ai pas connu ?

Lorsque je vins à la messe – la messe des Anges était son nom – les dames Chalumeau étaient impassibles devant l’harmonium et chantaient en latin. Non, les dames Chalumeau ne chantaient pas, elles bêlaient, et ce bêlement au fil des mois et des années ne cessait pas de s’accentuer.

Il m’arrive encore, lorsqu’un peu de bière m’excite le cerveau, de chanter tel ou tel passage en latin de de la messe des Anges, mais inéluctablement me revient le chevrotement des dames Chalumeau, gravé dans ma mémoire par ces messes lointaines.

Mais tout cela nous éloigne du fond du problème ; qu’était donc aller faire ma tante chez ce notaire?On va chez le percepteur pour donner de l’argent. Chez le notaire, pour en recevoir. C’était l’avis général et singulièrement celui de ma mère que cette perspective faisait bouillir : la tante avait reçu un héritage…Huit jours après ma tante avait reçu un GROS héritage… Mais de qui ? Nous ne lui connaissions pas de parents, mais surtout : « pourquoi pas nous ? » (car enfin de toute éternité nous attendions un héritage : de qui , pourquoi ? Nul ne savait d’où tomberait cette manne que nul n’avait promis.

La tante vivait de rien. Institutrice, elle aurait dû bénéficier d’une retraite, mais elle ne recevait rien. Elle donnait des leçons d’orthographe et de calcul. Elle faisait de somptueux ouvrages de broderie que ma mère, malgré sa haine vuiscérale admirait. Elle cultivait un petit jardin et le dimanche sortait des plats merveilleux de sa petite cuisinière branlante et invalide.

Je l’aimais bien ma tante. Ses confitures délicieuses, ses dictées patientes et impitoyables. Chaque dimanche avec mon père, nous allions la voir à Courson, en vélo. Mon père remontati gravement la Comtoise et moi j’allais le cœur battant visiter en frissonnant les carrières abandonnées et prendre un goût tenace de la spéléo. (goût communiqué à mes amis et qui allait causer leur mort quelques temps plus tard)

Puis ce fut l’Algérie et trois mois plus tard la mort de mon père.

Personne ne devait plus remonter la Comtoise.

Lorsque je revins après près de trois ans de guerre, je n’avais pas envie de rendre visite à ma vieille tante. Elle devait mourir à l’hospice de Courson.

Je garde ce délaissement, ce lâche abandon, comme un lourd poids sur mon cœur.

Avril 2014 – Fragments – Jean Jacques L.

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