Nouvelles concourant pour l’Orteil d’Or 2022

Voici, en suivant, les 13 nouvelles pour le moment anonymes reçues par le jury

OO22 – 01 Né mort

Je suis Athanase Delvivo et je suis mort le jour de ma naissance, pourtant mon horoscope me prédisait une belle et agréable journée.

Ma mère resta en couche pendant 24 heures. Je pesais 4kg500, j’avais déchiré ma mère du vagin à l’anus. Elle avait hurlé et poussé si fort qu’elle en saigna des yeux. il faut dire que j’avais écarté les bras au dernier moment.

Je suis un nouveau né mort et pourtant c’est moi qui vous narre cette histoire.

Comment est-ce possible?

C’est la scribouillarde qui me donne la parole, comme si c’était plausible!

Bref, je naquis un 16 septembre, une chaude journée de fin d’été. J’étais le douzième mioche, les 11 résidus avant moi avaient trépassé le jour de leur naissance, sauf un.

C’est dire si celui-ci était couvé comme le lait sur le feu. (qui peut encore comprendre cette expression, aujourd’hui)?

Ce qui prouve que ma scribouillarde n’est pas un poussin du mois d’août et à ce stade, elle ne sait absolument pas comment continuer cette histoire.

Ma mère, brave femme au demeurant un peu simplette, était une grande amoureuse. Elle se faisait prendre à chaque acte sexuel. Elle était très féconde, nous étions donc tous des enfants de l’amour, sauf un, le premier qui était issu d’un viol. Mais lui, il survécu. Survécu c’est le mot. La mère avait fait comme elle a pu. Elle aimait son gamin mais comme pouvait aimer la pauvreté intellectuelle  flanquée de maltraitance. Ah ça, il était propre et bien habillé. Elle était tendre avec lui, mais comme un enfant avec sa poupée. Fort heureusement la journée le bébé était pris en charge  par une structure de petite enfance afin de l’éduquer et l’autonomiser. Ce fut une réussite totale.

Alors pourquoi les bébés qui ont suivi mouraient quelques heures après leur naissance?

Hé ben, c’est tout simple, l’accoucheur se prenait pour Dieu. Il avait décider en toute inconscience que cette femme ne devait plus avoir d’enfants. Et voilà, vous allez me dire que bizarrement personne ne s’était posé la question de ces mortalités successives ? Ben non, personne. Oui je sais, c’est un peu gros, mais ma narratrice n’a pas envie de donner d’explications rationnelles pour le moment.

Après ma mise au jour, on lui ligatura les trompes, ce fut la fin de ces naissances mortifères.

Elle les avait tous prénommés Athanase, Delvivo étant son nom de jeune fille. Si on avait eu la curiosité de lire leur horoscope le jour de leur naissance, on aurait pu constater que la prédiction était la même pour tous, “votre journée sera belle et agréable “ 

Voilà, fin de l’histoire. Je vais retourner au néant.

Je remercie ma narratrice, je remercie aussi mon géniteur et les personnes qui organisent ce concours qui m’auront permis ce soupçon d’existence.

Ah oui, l’enfant grandit. Il devint grand, beau et fort et champion de tennis. Il battit Rafael Nadal en 2023.

Voilà, voilà…

Je sens que le néant n’était pas encore pour tout de suite.

Ma narratrice veut faire sa maligne.

L’accoucheur fut soupçonné  et on découvrit qu’il était le père de ces progénitures.  Bien content de le savoir!

Ce n’était pas Dieu mais le diable en personne, le bougre!

Non mais franchement, quelle indélicatesse!

Moi perso, j’aimerai assez qu’on arrête là le délire mais comme Madame fait ce qu’elle veut…

L’auteur du viol n’était autre que le concepteur de la rubrique des horoscopes du magazine qui annonçait “une belle et agréable journée”.

Voilà, voilà, la boucle est bouclée!

Ah mais non, pas encore!

Il est le frère de l’accoucheur.

Au secours, sortez-moi de là, trop c’est trop!

Anne-Marie Joël est morte et son horoscope dit” la journée qui vous attend sera belle et agréable “.

 

OO2022-02 Orteil d’or 2022  (Orteil d’Or 2022 est le titre choisi par l’auteur de la nouvelle. NDLR)

Athanase Delvivo est mort. Impossible d’en douter. Il ressent sa désincarnation. Ce n’est même pas le mot : il pense sa désincarnation. Il est abstrait : éther, vapeur, flaque … difficile à qualifier. Les mots ne vont plus bien : il a la sensation de, justement, ne plus en avoir, de sensations … absurde ! Allez, ouvrons, ouvrons la porte au chaos : Athacomplètementnase Delmuerto ! Olé !

En plus, ce qui fut l’emplacement de son lobe préfrontal, se remémore parfaitement le choc … les crissements pneumatiques, les couinements de freins, les cris inhumains d’humains, qui ont accompagné sa désertion charnelle. L’ambiance « fin de vie » était nette, même s’il n’y a eu aucun défilé des épisodes précédents, ni de lumière blanche au bout d’un tunnel. Cela, aussi, c’est absurde puisqu’il s’agit de témoignages de personnes qui ne sont pas mortes ! L’expérience de la mort imminente reste l’expérience de l’impression qu’on va mourir …

En revanche, l’espèce de salon d’attente dans lequel patientait son hologramme, avec un comptoir derrière lequel s’affairait un secrétaire barbu à longs poils blancs, venait heurter son matérialisme marxisant. Le look Saint Pierre était troublant. Le fond musical aussi. Sans aller jusqu’aux harpes célestes, il y avait quand même du ruissellement, du pépiement et de la flûte artisanale latino-lointaine rappelant la nature, selon l’interprétation du genre humain. Cela embaumait le coaching méditatif. Et, embaumer, ça peut prendre des airs définitifs dans ce cas de figure.

Pour s’accrocher à sa personnalité terre à terre, Athanase sauta sur l’opportunité de capter l’attention de l’hôte d’accueil qui relevait la tête et il s’avança vivement, journal déployé, en homme à qui l’on avait des comptes à rendre. « La journée qui vous attend est belle et agréable … voilà ce que mon horoscope m’annonce ! Or, apparemment, je suis mort ! ». En guise de réponse, l’homme à crinière blanche posa son regard dans celui d’Athanase. On y sentait une grande expérience du public, il attendait que même la queue de l’orage se dissipât pour envisager une réaction.

« Et le pompon, c’est, qu’absorbé dans la lecture de mon horoscope, je n’ai pas entendu la voiture électrique arriver ! Et couic, j’ai été fauché ! » L’homme soutenait le regard d’Athanase, et sa position d’attente. « C’est parce que je lis que je vais passer une belle et agréable journée que je perds la vie ! Vous trouvez ça normal ?! ». Il insistait. Il fallait faire retomber le soufflé. « Ce que vous appelez normalité est une notion vide. Ce qui se produit, même rarement, est, forcément, normal. »

Après un petit temps d’arrêt dans une tentative de compréhension, la réclamation reprend, débridée et intense, alourdie par la réponse de serveur vocal. « En plus, je n’ai jamais voulu passer le permis par peur des accidents, et je meurs percuté par une voiture … c’est un comble ! Et puis, les voitures électriques … bravo ! Quel progrès ! Plus un bruit ! Pour éviter un danger, encore faudrait-il l’entendre ! Et moi, je suis rayé de l’existence « grâce » au progrès ? Merci la technologie ! J’aurais vécu au XXème siècle, j’aurais été averti par le moteur à explosion, au XIXème, par les sabots des chevaux … ».

Sentant enfler une logorrhée fort longue et ennuyeuse, l’interlocuteur du décédé débutant, coupa le flot par une annonce choc : « De toute façon, d’après mes dossiers, au XIXème siècle, vous seriez mort de la tuberculose à 14 ans et au XXème, d’un cancer à 27 … remerciez plutôt le progrès avec le développement de l’hygiène et de la médecine, vous avez 36 ans ! »

L’effet fut immédiat. Athanase se figea dans un mutisme abasourdi. Il était bien mort. Mort et conscient. Conscient d’être mort. C’était quoi ce délire ? Devant l’abattement de son hôte, le vieil homme opta pour une pensée positive en guise de consolation polie : « Et puis, vous savez, la presse départementale n’est pas un exemple de fiabilité. Même si l’Yonne Républicaine est issue de la résistance, elle n’échappe pas aux approximations. ».

Bien que superflue, la remarque accentua le malaise d’Athanase. Il engagea une lutte intérieure pour étouffer la raison. « Vous êtes … Saint Pierre ? ». « Alors, possible, j’ai plein de pseudos … mais vous savez, ça n’a pas beaucoup d’importance. Dans tous les cas, je suis le gestionnaire de l’obsolescence programmée. ». « L’obs …olescence programmée ? ». Si Athanase avait eu encore une gorge, il serait mort à nouveau, étranglé.

« Oui … oh, il y a bien longtemps, je ne peux pas vous le transcrire en mesures terrestres, ce serait trop compliqué, nous avons, unanimement, voté pour programmer l’obsolescence. Nous sommes partis d’un constat simple : l’éternité est source d’un ennui… même pas mortel. Elle finit par générer une errance qui empêche le bonheur, la joie et même le plaisir. Dans votre univers, certains perfectionnistes ont même inventé le mot ‘’spleen’’ pour romancer ce malaise et l’ont attribué à un personnage-poète qui aurait écrit : « … il ferait volontiers de la terre un débris, et dans un bâillement avalerait le monde ; c’est l’ennui … ». Nous avons donc créé le concept de ‘’durée’’ et cloisonné le temps afin que nos avatars informatiques disparaissent de manière inattendue pour les gamers, puis tombent dans l’oubli. Rassurez-vous, plusieurs options s’offrent à vous. Vous pouvez, bien sûr, demander la déconnection définitive ou, choisir de rejoindre une autre réalité virtuelle. Le temps de décision est à votre appréciation, et vous pouvez endosser n’importe quel rôle, sans limite de genre, morale ou nature, qui ne sont que des paramètres modulables. ».

En fait Athanase Delvivo n’est pas mort. Il n’a jamais été vivant. L’espèce de chose qu’il est, fut envahie par l’anéantissement. Et il s’évanouit. Complètement.

Le vieux barbu était habitué. C’était un choix fréquent. Il plongea dans son ordinateur et effaça la mémoire de tout ce qui était stocké dans le dossier ‘’ Athanase Delvivo ‘’.

 

OO22-03 Comme un arôme de miel

Une petite boutique à vitrine de bois, soigneusement peinte couleur de printemps ou de demain. 

Là est le marchand d’espoirs avec son enseigne : MARCHAND D’ESPOIRS, complétée, en lettres claires tracées sur la vitre : Espoirs en tous genres, et au dessous : Personnalisations possibles sur demande.

Je m’approchai, collai mon visage contre le verre pour mieux voir l’intérieur qui me paraissait, bien qu’empli de reflets, vide. Vide ! Il était vide ! Quel marchand, fut-il d’espoirs, pouvait-il prétendre tenir commerce en l’absence de la moindre incitation à l’achat ? Peut-être ce marchand venait-il de s’installer ? Mais cette boutique semblait être ici depuis toujours ; et pourquoi ne l’avais-je jamais remarquée alors que j’empruntais chaque jour de la semaine, la rue de l’Envol-vent. Aurais-je refusé l’existence d’espoirs quelconques sous forme de marchandises ?

Le vent se leva, volèrent quelques feuilles d’éphémérides arrachées de leurs blocs. L’une se colla sur la porte du magasin, je m’approchai espérant quelque dessin rigolo, une bonne blague à lire, mais impossible de déchiffrer les caractères pourtant familiers. Je reconnus des A des D, vaguement un H ou un T, instables. Je crus, un instant pouvoir lire : tard ! Je me souvenais de cette phrase d’auteur : «  il est trop tard, il s’est égaré, le moutard, dans Trafalgar-square… », ou de cette autre : «  je n’ai pas besoin de découvrir quelles choses je découvrirai plus tard… » . Non, rien de tout cela ; une simple constatation : « Il est tard ! ». A moins que ce ne soit la légende d’un dessin évoquant un buveur évacué d’un bistrot à coup de pompe dans l’cul… à cause de l’heure aussi avancée que son ébriété… Amante, amant lassé ; trop tard ! Trop tard aussi pour la feuille arrachée rêvant d’un retour en janvier ; tout recommencer !

Avec le vent, la teinte de la vitrine avait changé, elle avait pris la couleur de l’automne.

« Hier, c’était la Saint-Effacement ! ».

Je me retournai, souris à la grande personne derrière moi : une femme dont je ne pouvais discerner précisément les traits. « Je sais ! ». Je ne suis pas vraiment petit, mais c’est ainsi que je me senti auprès d’elle, petit et transparent. « Qu’attends-tu pour entrer ? ».

– Mais… c’est vide, il n’y à rien à voir… pourquoi entrerais-je ? 

– Entre !

La porte s’ouvrit, quelques feuilles d’éphéméride, poussées par le vent entrèrent, tourbillonnèrent un moment, puis se posèrent sur le sol ; les mêmes pavés que la rue de l’Envol-vent, humides comme eux… Dans la boutique, était un réverbère avec un homme dans un fauteuil juste en dessous… « Qu’espérez-vous ? » me dit-il, sans même un bonjour.

– Bonjour Monsieur !

– Comment pouvez-vous en être certain, de ce bonjour que vous m’octroyez sans même savoir si cela m’agréé, ou si je mérite un tel souhait ?

– Mais… il s’agit là de simple politesse, sans autre prétention que de vous être agréable !

– Hummm ! J’ai cru un instant que vous étiez de ces personnes qui pensent influer l’avenir… bon jour… Vas savoir…

Il m’avait tutoyé, cela me rassura un peu, ce petit vieil-homme sous son réverbère m’impressionnait. Tout chez lui était d’un gris lumineux, clair comme ses yeux… avait-il un chapeau ? Une veste de costume, une cravate ? Du gris, un beau gris de ciel de peintre avec une profondeur de brume ! « Vous pouvez vous asseoir, maintenant. » La main de la grande femme, toujours derrière moi, me désigna une chaise que je n’avais pas remarquée ; pas plus que cette table derrière laquelle l’homme se tenait… Comment n’avais-je pu voir en entrant, que ce réverbère et ces pavés ? L’homme gris sorti d’un tiroir une éphéméride tout ébouriffée où, visiblement, il manquait des feuilles.

– Voyez, Monsieur, tous les bons jours qui manquent pour les temps à venir… envolés ces bons jours ! Envolés sans laisser de date ! Impertinents qu’ils sont : partis ailleurs ! Qui sait où ?

Il me vouvoyait à nouveau, pourtant, je n’avais rien dit ; pas un mot, pas un geste qui puisse le froisser…

– Mais Monsieur, ce ne sont que des morceaux de papier…

– … et des mots, des phrases. Crois-tu que les mots et les phrases sont inoffensifs ? Et les dessins ? J’ai horreur des dessins !

– Pourtant…

– Aujourd’hui, c’est la saint Halebarde !

Il avait sorti une pile de journaux et lisait « S’il pleut à la saint Halebarde, des porcs on mangera la barde ! ».

– Tu comprends quelque chose, toi ? ».

Re-tutoiement. Je ne savais que dire :

– Peut-être que la pluie rend l’herbe grasse et que les porcs…

– Les porcs ne mangent pas d’herbe ! De quel signe es-tu ?

– Je ne sais pas… je suis né le 8 aout 88.

– Le signe de l’infini ! A quelle heure ?

– On ma dit que j’étais né au sixième coup de minuit.

– Infini ascendant retard ! Tire une feuille au hasard !

Il me désigna d’un index long et sec l’éphéméride ébouriffée.

– Evite le premier feuillet, trop d’influence des brises.

Je venais juste de sentir un léger courant d’air ; aurais-je oublié de refermer la porte derrière moi ? « Je vais la refermer ». La grande femme tira la porte. Tira ? Curieusement, je pensais avoir poussé cette porte en entrant… Le vieil homme repris :

– Tire !

Je tirai feuillet : l’un de ces échevelés qui dépassait du bloc.

– Alors ?

Je regardai, m’attendant à trouver une bonne blague, un dessin, le saint du jour… rien, juste un numéro…

– 62 !

– six et deux huit ! Décidément !

Il reprit sa pile de journaux, chercha, dégagea un exemplaire, me regarda droit dans les yeux. Cela me mit mal à l’aise sans que je sache pourquoi.

– Signe de l’infini… voyons ; ascendant retard…

« Ne l’écoutes pas ! », me dit cette femme toujours présente derrière moi. Cela m’agaça quelque peu, aussi lui demandai-je : « Mais qui êtes-vous, enfin ? »

– Je suis ton destin…

– Mais… vous êtes une femme, si je ne m’abuse ?

– Il en va des destins comme des baleines : il y a des baleines mâles et des baleines femelles ; moi, je suis ton destin… d’autres diront « Ta destiné ! ».

– Mais ? Alors vous devriez vous tenir devant moi, et non pas derrière… vous me faites craindre… Une voix sèche m’interrompit :

– S’il vous plait ! Je lis votre horoscope : « Une belle journée vous attend ! »…

– Tant mieux ! Mais comment pouvez-vous affirmer cela à la lecture d’un horoscope aussi fatigué que semblent l’être vos journaux ? Si je peux me permettre ?

– Je ne vous permets pas  justement ! Aussi, nous risquons le conflit, Monsieur… Monsieur ?

Il avait reprit le vouvoiement ce qui ne présageait rien de bon.

– Monsieur Alatienne (prononcer alassienne), Etienne de mon prénom !

Derrière moi je sentis comme un trouble de ma destin, tandis que l’homme gris me fixant avec intensité : « Vous n’êtes pas le Athanase Delvivo , mort aujourd’hui ?

– Et bien non !

Ma destin lâcha un « Merde » sonore, Le bonhomme gris disparu, et je me retrouvai agrippé à un réverbère de la rue de l’Envol-vent, la vitrine avait changé de devise, elle était devenue « Chez Soizic » ; La brise de mer portait en elle comme un parfum de chouchen aux arômes de miel.

OO22-04 À la vie à la mort

Ma nuit s’était terminée par une toilette mortuaire à laquelle je n’avais pu échapper.

Le petit matin effleurait un lever du jour hésitant. Si le monde s’était arrêté là, maintenant, j’en aurais été soulagé. Pourtant la vie fouettait mon visage, je pédalais sans effort en dégueulant le fiel accumulé en lambeaux dans les oripeaux de Madame Aline Delperier. Elle avait eu la bonne idée de rendre son dernier souffle deux heures avant la fin de ma garde. Qu’est ce qu’elle nous aura fait chier celle là.

Et chier c’est peu dire, elle partait en morceaux. Elle avait entamé sa décomposition de son vivant dans la rage d’une agonie monstrueuse. On la menottait car elle trifouillait ses escarres, elle arrachait sa poche de colostomie et la vidait avec délectation sur la descente de lit en lycra. Elle avait la manie aussi de se gratter la peau des cuisses jusqu’au sang et de se lécher les doigts goulûment. Bien que ne présentant pas de signes d’incontinence on lui avait mis des couches car ses explorations n’étaient pas toujours hasardeuses et des râles suggestifs et tonitruants affolaient tous les patients de l’étage. Elle avait perdu la parole à la mort de son compagnon. Le pauvre homme dans un dévouement honorable et sans doute par engagement à la vie à la mort, dans le temps où les corps s’étreignent encore d’amour et d’eau fraîche, avait réussi la prouesse de la maintenir à domicile.

Tout le monde s’y était affairé. Elle avait eu droit aux aides à domicile prévues pour ce cas.

Pourtant la mère Delpérier c’était une purge, une vraie saloperie ambulante et déambulante. Méchante, délatrice, langue de pute, parano… Même son cerveau avait cherché à l’achever. Elle avait été victime d’un AVC alors qu’elle se douchait, elle s’était effondrée sur le carrelage trois heures avant qu’on ne la découvre. Les séquelles furent graves et définitives. Malgré cette situation catastrophique, sa bonne humeur ravissait la ruche qui s’affairait autour d’elle. Jamais elle ne put communiquer avec quiconque mais son visage resta souriant, les traits détendus. Elle présentait un air satisfait à croire que finalement dans les méandres de son cortex certaines connexions resteraient à jamais énigmatiques.

Les années passèrent, Aline ne semblait pas vieillir, son compagnon en revanche se fanait d’épuisement. Un matin la femme de ménage le retrouva raide mort au côté d’Aline qui avait dû percevoir sa détresse durant la nuit et s’était griffée le visage jusqu’au sang. Depuis Aline s’était enfoncée dans des automutilations insensées. Sa vie dès lors se déroula entre l’EHPAD et l’hôpital. Le service de médecine ou elle avait l’habitude de débarquer était un mouroir qui ne disait pas son nom. Certes le personnel faisait preuve d’un grand dévouement mais il avait ses limites. Lors des hospitalisations, personne ne se battait pour la soigner, tant son cas était désespéré.

Elle reposait désormais à la morgue de l’hôpital. J’avais fait de mon mieux pour lui rendre un visage humain, morte elle m’était devenu plus sympathique.

Aline avait un fils qui vivait en Nouvelle Zélande. La dernière fois qu’il l’avait vue, c’était aux obsèques de son père. Il prenait des nouvelles de politesse dans l’attente d’un trépas annoncé mais tardif à son goût. Car mine de rien ça coûtait une blinde cette affaire. Quand il répondit au téléphone, je n’eus pas besoin de prononcer les quelques mots de désolation habituels :

-Ma mère est morte, hein c’est ça ? Je lui présentais tout de même mes condoléances, – ne vous fatiguez pas! c’est pour moi une délivrance – Je lui fis remarquer que c’était une délivrance surtout pour elle. – Mon horoscope m’annonçait une belle journée, hé ben la voilà! Merci mère, il ne doit pas rester grand chose à récupérer, vu le montant mensuel d’accueil de l’Ehpad, enfin bref je n’aurais pas à me déplacer, mon père avait tout prévu pour son enterrement. Je lui conseillai donc de joindre les services administratifs afin de prendre les dispositions nécessaires. Je le saluai du bout des lèvres, il répondit par un OK, merci.

Je n’étais pas encore arrivé chez moi que je fis un demi-tour, illuminé de malignité. La relève du service devait être encore en transmission, j’eus tout le loisir de me glisser dans le bureau. Je rappelai le fils prodigue, tout en confusion et lui annonçai la lamentable erreur quant à l’annonce du décès de sa mère. J’eus droit à quelques jurons suivis d’un silence stupéfait. A la fois fier et content de la bonne blague je repris mon vélo, l’esprit léger. Ce coup fil m’avait rasséréné, la fin du monde pouvait attendre encore un peu. Décidément la journée s’annonçait morose et grâce à cette Aline Delperier et à son enfoiré de fils, je volais en danseur sur les pédales de mon biclou.

Le vol plané qui suivit mit une fin définitive à ma vie d’Athanase Delvivo. On était le 5 mai 2018, et d’après le magazine “Mon Choix” mon horoscope me prédisait “ la journée qui vous attend sera agréable et belle.” Mais qui sait?

 

OO22-05 2 mai 373 à Athènes

Le vingt-deuxième jour du mois d’Anthestérion de l’an 375 à Athễnai

Athanase est mort.

Pourtant, son hōroskopos, délivré au petit matin comme chaque jour, par son augure préféré, Ouréa, lui annonçait, « Par Chronos, il est écrit que la journée qui vous attend sera belle et agréable. Vous entamez un nouveau chapitre de votre vie, qui touche de nombreux domaines. En premier lieu, vous abandonnerez le nom de Delvivo, trop modeste, trop latin, pour devenir Evêque d’Alexandrie et dans quelques années, Saint-Athanase. Attention quand même à vos repas. Il serait bon que vous perdiez quelques rondeurs, suspectes pour un saint et non recommandées pour un évêque en début de carrière.»

Après s’être fait répéter une vingtaine de fois son avenir par son fidèle augure, Athanase Delvivo, rose et gras, se leva de bonne humeur en posant le pied gauche en premier. Devenir évêque le comblait ; il ne savait en quoi cela consistait, mais le mot lui plaisait ; devenir saint, le laissait perplexe. A choisir, il préférait devenir évêque et en rester là.

Il lui était indispensable de rencontrer des personnes de haut niveau et instruites qui le propulseraient jusqu’à la sainteté ou, plus probablement et avec de moindres risques, jusqu’à l’Évêché. Athanase ne savait pas ce que représentait la fonction, mais elle semblait prometteuse. Il avait entendu parler de cette nouvelle religion et d’un certain Paul qui avait traversé le pays pour porter la bonne parole. Plusieurs de ses amis lui avait raconté avec enthousiasme l’histoire de Jésus. Ses amis avaient précisé que cette nouvelle religion pourrait devenir dominante et que ses dignitaires, dont les évêques, vivraient respectés, puissants et fort riches. Athanase n’était pas misérable, loin de là, mais devenir évêque lui semblait tout à fait honorable. Il devait en savoir davantage. Athanase s’oignit d’une huile odorante, enfila son plus élégant chiton, fixé aux épaules par de riches agrafes d’argent, le plissa à la taille par une ceinture mettant en valeur son koplos de lin écru. Enfin, il enfila ses beaux cothurnes de cuir fauve. Aussitôt habillé, il s’attabla devant son akrastimos habituel : pain trempé dans du vin, auquel il ajouta une galette de miel.

Athanase se sentait prêt. Il ne savait pas encore où rencontrer les personnes qui l’aideraient à atteindre l’évêché d’Alexandrie, ni ce que représentait cette fonction, mais cette idée chatouillait délicieusement son orgueil. Ainsi, il serait vénéré par l’église catholique, l’église orthodoxe, l’église copte, l’église Saint-Zacharie. Quel avenir !

Poussé par Ouéra, son fidèle augure, il était bien décidé. Mais où devait-il se rendre pour rencontrer son destin ? Même Ouéra l’ignorait. Ils réfléchirent ensemble. La colline de la Pnyx, semblait être le lieu propice pour rencontrer la gloire. Sur la colline siégeait l’Ecclésia, ce qui permettrait à Athanase de rencontrer l’Assemblée des citoyens. Parmi eux, se trouveraient bien quelques représentants de cette religion nouvelle grâce à laquelle il deviendrait évêque. Athanase, son hōroskopos ne pouvant se tromper, escomptait que les citoyens présents voteraient à main levée pour qu’il devienne tout naturellement, un dignitaire de cette nouvelle religion. Tel était son destin. Evêque il serait, son hōroskopos ne pouvant se tromper. Athanase quitta son logement, oint et parfumé, heureux et conquérant, rempli d’espoir et d’orgueil.

On était le 22ème jour du mois d’Anthestérion. L’ambiance était festive. En l’honneur de Dionysos, déambulations, spectacles de rue et comédies se succédaient pour exalter la puissance d’Athễnai. Athanase, parfaitement huilé et tout enflé de sa gloire prochaine, se faufila entre les acteurs, les acrobates, les cracheurs de feu.

Une flammèche s’abattit sur Athanase ; l’huile dont il s’était frictionné prit feu et son corps fut réduit en cendre. Les médecins qui se pressèrent autour de la dépouille d’Athanase, assurèrent qu’une flammèche avait, sans aucun doute, entraîné la combustion des graisses corporelles. Ce qui restait du corps d’Athanase fut lavé, parfumé, habillé de blanc et demeura une journée entière dans le vestibule de sa maison. Groupées autour d’Athanase, les pleureuses s’arrachaient les cheveux.

Ouéra dut changer de métier. Il se renseigna sur la nouvelle religion.

Après quelques années, il devint prêtre, puis patriarche en l’an 402. Il s’envola pour un monde meilleur en l’an de grâce 438 à l’âge de quatre-vingt ans. Pourtant, son hōroskopos lui avait annoncé qu’il s’embarquerait, deviendrait marin, qu’il épouserait une sirène et aurait beaucoup de petits tritons.

OO22-06 Tatouage

Aujourd’hui Athanase Delvivo est mort. Je n’en suis pas mécontent. Je suis même bien loin d’être triste. Il était du signe du cancer et il est mort aujourd’hui, le jour de son anniversaire, le quatorze juillet. Bizarrement j’ai regardé l’horoscope ce matin, chose que je ne fais jamais. La journée qui l’attendait devait être « belle et agréable ». La mort n’est peut-être pas si désagréable lorsqu’on ne s’y est pas préparé, ou du moins quand on n’est pas prévenu. N’est-ce pas plus pénible pour ceux qui restent ?

– À quoi penses-tu,? me demande Filomène sortant en petite tenue de la salle de bains. Elle se plante devant moi les poings sur les hanches. Alors c’était bien le défilé ? Mais pourquoi tu souris ?

C’est difficile de lui expliquer la raison de ma gaieté… Elle se met à enfiler une petite robe légère sur sa peau nue.

-Tu veux ma photo ? m’adresse-t-elle avec air mutin tandis que je la suis des yeux d’une façon sans doute un peu trop lubrique. Difficile de lui annoncer que son ex venait de passer l’arme à gauche. Et surtout pas comment je l’avais appris.

– Tu es de quel signe déjà? J’essaie de changer de sujet.

– Mais je suis scorpion, je croyais que tu le savais me reproche-t-elle en me lançant un regard noir. Je suis Bélier et tout en m’efforçant de ne pas accorder le moindre crédit à ces foutaises, je me demande si mon signe s’accorderait un jour avec celui de Filomène. Le signe du cancer par contre…

J’étais tombé épouvantablement amoureux de cette fille brune, vive et fantasque au point d’en arriver à toutes les extrémités pour la séduire. Et l’accaparer. Car je manquais de confiance en moi et je me méfiais du rival à qui je l’avais subtilisée. Je la regarde à la dérobée tout en me disant que j’avais drôlement bien fait.

– Tu m’emmènes danser ce soir?

Je prends un air ahuri.

– Mais c’est le quatorze juillet, allez viens on va fêter la Révolution ! Sa façon de rouler les R de révolution me plait au plus haut point et je me force à me lever et à être enthousiaste, tout en essayant de chasser de mes pensées les événements de ce matin. Filomène tu aimes la lune et moi j’adore la fête avec toi.

J’ai toujours aimé les défilés militaires. Lorsque j’étais petit, chaque année mon grand-père n’emmenait sur les Champs Élysées. On se mêlait à la foule. Il me juchait sur ses épaules et il m’interrogeait sur ce que je voyais. Ce qui l’intéressait le plus c’était les blindés. Il avait fait la guerre dans les chars et nous vibrions ensemble au rythme des chenilles des Leclerc. Nous rentrions à la maison main dans la main en papotant. Je l’aimais bien mon grand-père il avait combattu en Afrique. Je ne sais si c’était vraiment pour lutter contre les envahisseurs. J’ai l’impression que c’était plutôt pour vivre une vie d’aventure.

Mais il avait été fait prisonnier. Je regardais son tatouage sur l’avant-bras où son numéro de stalag était inscrit. Sans doute honteux, il le cachait avec sa manche de chemise. Il ne voulait pas en parler, il disait que c’était de l’histoire ancienne. Pour ma grand-mère ce fût une histoire de larmes et de sang. A son retour, elle perdit sa liberté, elle accoucha de ma mère et sa bonne humeur s’en fût définitivement. Personne ne comprit sa disparition, tout le monde souffrit de son geste et mon grand-père n’en parlât pas, pas plus que de la guerre.

Ce matin comme chaque Quatorze juillet je n’ai pas failli à la règle, fidèle au souvenir de mon grand-père je suis allé voir le défilé. Je me suis mêlé à la foule et je me suis souvenu. C’était il y a un an. J’avais rencontré Athanase Delvivo dans le magasin de maquettes de La Chaussée d’Antin. Nous nous y étions déjà croisés plusieurs fois sans faire attention l’un à l’autre. Il était amateur d’avions de chasse. Ce jour-là je cherchais la maquette du Patton M47. Ce jour-là il était accompagné de l’ineffable Filomène qui s’ennuyait fermement au milieu des modèles réduits. Ce jour-là je suis tombé irrémédiablement sous le charme de la jeune femme. Jour après jour Delvivo et moi nous sommes devenus amis. Nous nous échangions des revues, nous discutions des modèles réduits interminablement jusqu’à la fermeture. Nos planètes certes s’alignaient mais en fait c’était Filomène la seule comète que je voulais attraper. Ce ne fut pas difficile, mon ami était naïf et peu méfiant. Il ne semblait pas très attaché à elle, ne lui montrait jamais son affection en public, et elle paraissait d’ailleurs peu soucieuse de recevoir des démonstrations. Elle semblait juste satisfaite de sa vie et de sa compagnie. Seulement moi je l’emmenais au cinéma, au concert et au salon de thé et malgré ma timidité, l’affaire fut rapidement conclue. Curieusement alors que je m’y attendais le moins du monde, l’attitude d’Athanase Delvivo changea à mon égard. Filomène et moi n’avions pourtant pas caché l’attirance que nous avions l’un pour l’autre. Et si au départ il semblait n’en avoir cure, il montra au fil de nos rencontres une agressivité croissante. Il prenait un ton sarcastique pour me parler, critiquait mes choix, me regardait de côté les sourcils froncés. Puis il s’enquerrait de Filomène, se demandant comment elle pouvait me supporter encore, et qu’est-ce qu’elle pouvait bien me trouver et patati et patata. Un jour un F16 à la main il me regarda fixement et il me dit qu’un jour elle lui reviendrait, que leur amour était éternel. Puis il termina sa phrase en faisant mine de foncer sur moi avec le chasseur et en imitant le bruit d’un missile explosant sur ma tête. Il commençait à mettre des tenues débraillées, il avait le cheveu sale, son haleine puait l’alcool et le tabac. Athanase commençait à m’inquiéter et je ne vins plus au magasin de la Chaussée d’Antin.

Et voici que j’aperçois mon ancien ami à quelques mètres, en arrière des premiers rangs sur le boulevard. Il y a beaucoup de monde et de bruit, la fanfare des hommes au béret vert passe lentement devant nous, tandis que les spectateurs applaudissent. Je regarde fasciné le régiment par dessus les têtes quand quelqu’un me tire par la manche violemment. C’est Delvivo qui me bouscule, me souffle dessus, les yeux exorbités, il est encore plus débraillé que d’habitude. Il m’entraîne tout en vociférant un langage incohérent. Je n’arrive pas à lui résister et nous nous retrouvons sur les quais. Il se met à m’apostropher, m’accusant d’avoir brisé sa vie en lui prenant Filomène, il éructe, il vitupère, il s’agite, il me menace, il me pousse, il finit par m’exaspérer et je le rejette brutalement.

Delvivo très affaibli tournoie comme une feuille que le vent pousse, perd l’équilibre, tombe, puis au dernier moment, s’accroche à un bout de ferraille planté là. Il s’accroche Delvivo, il veut vivre, il veut encore croire en son immortalité. Il lève les yeux vers moi, il grimace, me demande de le tirer de là. Dans un réflexe je saisis sa main, je l’amène à moi. Sur son avant-bras je vois un tatouage. Alors je le lâche.

 

OO22-07 « Quand je suis né j’étais mourru »

Assis sur un petit coin de terrasse , face au port , Athanase regardait les reflets du Chambolle-Musigny qu’il s’était offert. Ce délice levait le voile de nostalgie en ce jour anniversaire fêté seul.

Il avait invité Elise, femme trop vite enfuie qu’il aimait encore mais elle était restée silencieuse . Le souvenir du grain de sa peau, de l’odeur de son corps troublait sa quiétude.

Il se remémorait sa phrase d’enfant , notée par sa mère dans son cahier « quand je suis né j’étais mourru ». Il gardait de cette naissance une proximité avec la mort qu »il avait tenté de conjurer par une activité débordante.

Ses quatre vingt ans rendaient son corps noueux , douloureux, mais sa pulsion de vie l’attira vers la plage voisine, le Chambolle patienterait. Il glissa le Télégramme de Brest et sa serviette sous le bras. L’eau était froide, il nagea vite le regard fixé sur Groix qui affleurait la ligne d’horizon.

Une forte brise se leva, le journal s’envola feuille par feuille. Revenir vers la berge lui fût difficile, le clapotis lui coupait la respiration.La dernière feuille, celle qu’il n’avait pas eu le temps de lire, où son horoscope lui annonçait une journée calme et agréable disparut au bout de la plage. Il revînt rompu, sourit, il était plus fort que le destin funeste qui l’avait vu naître. Un long moment reprendre son souffle, écouter le reflux des vagues et le cœur se calma.

Sur le port, une femme ridée , encore belle demandait si l’on connaissait un certain Athanase Delvivo.

Il décida de rentrer, son Chambolle l’attendait. D’un pas vif il traversa la route, ébloui par le soleil et le désir de vivre cette journée sans faillir.

Un crissement de pneus déchira l’air, la mort enlaça soudain Athanase.

 

 

OO22-08 Del Toro

Aujourd’hui Athanase Delvivo est mort et son horoscope dit « la journée qui vous attend est belle et agréable »

Uno, pour Athanase elle s’en doutait un peu , deux jours qu‘il n’était pas à table ; en général ça sent la fin. Deusio, la fille d’étage qui lui apporte l’Yonne Rép avec le petit déjeuner , des lustres que ce n’est plus arrivé. C’est une nouvelle, elle a encore le souci des « Résidents » comme ils disent. D’ici, oh, disons quinze jours, elle aura les nouvelles du jour et les avis mortuaires après le repas du soir. Alors oui , profite et réjouis toi ma vieille . Son horoscope est en phase avec son présent et son présent après les deux biscottes et le bol de café, froid, pour ne pas changer, sa chambre est la dernière du long couloir du premier étage, ce sera devant la fenêtre qu’elle va le passer à regarder le va et vient de la famille, du médecin qui doit signer le constat de décès, du fourgon mortuaire et du nouvel arrivant. Elle aime ce mouvement, c’est tout ce qui la rattache à la vie surtout quand ce sont les autres qui partent pour la dernière sortie. Ici chacun tient à sa peau. Bon, dommage que ce soit encore un homme. Elle supporte de moins en moins les vieilles biques qui ont la peau qui dure, même cassées en deux sur le déambulateur, même édentées, il y en a qui font encore des simagrées de femme fatale quand elles en croisent un. La proportion de mâles ici est incroyablement basse , ces bécasses se crêpent parfois leurs trois cheveux qui pendouillent pour se trouver au plus près de l’odeur de testostérone, enfin quand l’odeur fait encore son effet, d’autres odeurs parfois la masquent . A la remise en forme, le spectacle vaut le coup d’œil. Ils ont embauché un adonis de pacotille qui vient le mardi à onze heures entretenir leurs os usés. Bon comme elle a depuis son entrée ici décidé de garder le contrôle en devenant mutique « on » vient la chercher et « on » pousse son fauteuil jusqu’à la grande salle, accessoirement avec elle dedans. Prise à son propre jeu, pas moyen de refuser, elle se dit qu’un jour le fauteuil sera vide mais qu’ils ne s’en rendront pas compte. C’est là qu’elle avait croisé Athanase. Ce qui est inespéré quand on ne communique plus et qu’on joue à la sénile, c’est que les autres autour croient que la tête aussi s’est vidée et ça parle, ça raconte sa vie, entre soignants, femmes de ménage, homme d’entretien, au lever, à la toilette, au repas, au coucher, ça médit et ça se plaint, ça discute des arrivants et de leurs proches, de la directrice et des collègues. À elle seule elle est devenue une banque de données mieux que Google et consort. Le jour où elle s’ennuiera trop elle lâchera des bribes comme si de rien n’était. Ils seront tellement surpris de l’entendre qu’ils l’encourageront jusqu’au moment où ils chercheront à la faire taire ; dans son lit le soir elle en rit et se délecte à l’avance. Avec Athanase elle a cru avoir trouvé le bon. Le clin d’œil qu’il lui a lancé le premier mardi où il l’a vu l’a remuée, elle a senti comme un frémissement là où elle avait enfoui tout espoir. Elle a vu aussi qu’il y aurait de la concurrence : les vieilles étaient émoustillées, mais vu leur aspect elle s’est persuadée que ce serait facile. Comme de juste au repas du midi dans la salle de « restaurant » ils ne l’ont pas mis à sa table …..et puis le lendemain, pas d’Athanase ni le surlendemain et hier elle a compris que ce qu’elle avait pris pour un signe de connivence était juste le symptôme du nouvel AVC qui l’avait conduit ce matin dans le fourgon. Elle le sait, les « dames de nuit »en ont parlé à la ronde de 6 h…Elle a vraiment le sentiment que tout se ligue contre elle.. La semaine dernière elle a croisé dans le hall d’entrée un petit gars qui semblait encore bien vif, œil rigolard, moustache blanche fiérote, des cannes, okay, mais on peut pas non plus espérer la perfection .Il était accompagné de sa famille sans doute et la directrice leur vantait la douceur de vivre de l’établissement, les activités, qui la plupart du temps sont réduites à peau de chagrin, mais ça elle s’est gardée de leur dire et… la joie de s’aimer les uns les autres…d’oublier le temps qui dure souvent une éternité…de rire de la mort qui va bien les terrasser tous….du plaisir de vivre encore de belles rencontres…non, ça non plus ma vieille ça se dit pas brutalement, faut enrober de mièvrerie gluante y en a qui se laissent convaincre ou qui peuvent plus lutter, et s’enfuir à toute allure comme elle qui a plongé dans le piège qu’on lui avait tendu. Pour Athanase, quand elle avait entendu la femme de ménage en parler avant qu’il n’arrive, comme elle n’avait pas compris le nom elle l’avait baptisé Delvivo après le clin d’œil. Il venait après le Luigi Belcanto qui lui non plus n’avait pas eu le temps de bien inscrire sa vieillesse dans cette maison mais qui sifflait comme un pinson toute la journée. Alors, celui à la moustache, comment elle va l’appeler ? Elle est « presque heureuse » . De quoi s’occuper l’esprit aujourd’hui. Lui revient en mémoire ce beau film « La forme de l’eau » qu’elle était allée voir juste avant qu’elle ne tombe et se fracasse le bassin et finisse ici sur ce fauteuil roulant envoyée fissa par l’assistante sociale. Elle en a encore rêvé cette nuit. Elle a trouvé, elle l’appellera Del Toro, Antonio ou Guillermo, pour le prénom elle improvisera . Elle a toujours craqué pour de beaux hidalgos qui l’ont faite voyager bien plus que ses ternes connaissances et de lointains cousins. Tout ce qui semblait être né sur une autre planète l’attirait , elle a toujours été persuadée de n’être pas là où il fallait et d’avoir chu à la mauvaise époque. Depuis le jour où « on » a décidé qu’elle serait mieux dans cette maison de vieux, c’est devenu son univers et son occupation à plein temps ; observer encore et encore les grandeurs et petitesses des rapports humains dans ce lieu fermé avec ces cobayes qui vont tous à la mort . Tous y pensent « c’est quand que la faucheuse va venir nous rendre visite » mais on en parle pas. Du côté du personnel c’est la totale omerta, on ne sait jamais, la taire lui fera faire un pas de côté. Ce qu’elle a gagné ici, pour être honnête, c’est la liberté d’être enfin totalement elle-même, débarrassée des préjugés de son ancienne vie. Elle avait déployé des trésors d’invention pour qu’on ne la perce pas à jour. Bon l’aide soignante va bientôt venir l’aider à la toilette, aujourd’hui c’est Émeline, elle, elle n’a pas cet air de dégoût en la rasant de près, (elle pensait qu’en vieillissant les poils poussaient moins vite, encore une fausse croyance ça pousse même dans les oreilles et dans le nez)ni en la maquillant soigneusement avec le fond de teint qui cache les zones sombres de la barbe, ni en lui mettant ses bas qu’elle lave tous les soirs et qui ont séché sur le radiateur. Elle a sorti son soutien-gorge ampliforme, il faut vraiment qu’elle lui en mette plein la vue au Del Toro. Son nécessaire à perruques est sorti : laquelle choisir ? Une bien dense et touffue pour ridiculiser les autres . Elle se demande avec quelle robe l’assortir, s’il arrive avant le repas et si son horoscope dit vrai elle sera peut-être à la bonne table. Enfin. Le toc toc : la porte s’ouvre : « Bonjour Monsieur Robin, comment allez vous ? Il va faire beau aujourd’hui »

 

OO22-09 Un drôle de blase

Athanase, quel drôle de blase pour un gars qui s’appelle Delvivo.

Athanase on l’traite de naze parce que c’est pas l’plus beau.

Athanase, il a ptêt pas toutes les cases mais c’est ça qui lui donne son propre tempo.

Athanase il en écrase quand on lui parle avec emphase, mais faut pas l’prendre pour un rigolo.

Athanase c’est pas l’champion des belles phrases, Delvivo c’est pas l’as des jeux d’mots, mais y a son coeur qui joue des concertos. Les cons, certes, osent mais pas Delvivo. Lui quand il aime c’est pianissimo, y a rien qu’en dedans qu’ça explose, que ça l’grise, même que ça l’use toute cette braise. Jamais bien à son aise, Athanase bredouille quelques fadaises, se grouille pour se lever d’sa chaise, dedans ça l’touille et ça l’chatouille, mais ça l’embrouille alors… jamais d’papouilles, ça lui fout trop la trouille, à l’Athanase au drôle de blase, au Delvivo qu’est pas l’plus beau.

Mais Athanase fait des folies, il sent l’printemps qui lui donne vie, il sent qu’ça vient pour lui, sent qu’c’est l’moment, le temps d’être épris, fini l’hypocrisie. Il va lui dire, sans détours, sans décor, juste son cœur et son bazar. Comme ça au hasard, sans choisir des mots en or, faut pas être bavard quand on aime si fort.

Delvivo va par mont et par vaux. En va-t-en guerre des voluptés, il virevolte vers sa vénérée. Delvivo vole si haut qu’il voit la vie en beau depuis son grand vaisseau.

Dans son extase, Athanase Delvivo n’a pas vu l’écriteau. Il a raté l’occase et il est mort comme un blaireau. C’est sot quand on sait qu’il était verseau ! Et l’horoscope à la radio avait dit « vous faites pas d’soucis la journée qu’vous allez passer c’est la mieux depuis des années ».

Dans son caveau grand comme un gymnase, Athanase ne prend plus d’râteaux. Sur son tombeau y a un grand vase avec quelques rameaux, tout l’monde s’en fout qu’il ait pas toutes les cases, tout l’monde s’en fout qu’ce soit un naze.

Athanase Delvivo est un blaireau qu’a réussi, parce qu’il est mort le plus beau jour de sa vie.

 

 

OO22-10 Horoscope Fatal

Athanase Del Vivo est mort.

Peut-être avez-vous entendu parler de lui ou étiez-vous un de ses followers, un de ses « amis » comme on dit, souvent improprement, sur Facebook ou sur Instagram voire sur Second Life ?

J’ai fait sa connaissance il y a plus de dix ans, sur Internet. J’avais déjà des insomnies à l’époque, pendant lesquelles je ruminais les échecs de la journée, de l’année, de ma vie, dans un demi-sommeil qui ne réparait ni mon corps ni mon âme. Une nuit de ressassements trop stressants, j’ai décidé de me lever pour mettre à profit cette veille pénible en terminant la lecture d’un roman passionnant, dont j’ai oublié le nom, au calme dans mon bureau. J’avais dû oublier d’éteindre mon ordinateur car, alors que j’allais saisir mon livre posé sur la table, l’écran s’est allumé sur une photo insolite : en gros plan, une petite araignée verdâtre en train de déguster un syrphe deux fois plus gros qu’elle. Son corps ressemblait à un crane pointu et chauve doté de deux orbites vides et d’une bouche béante qui m’évoquaient un tableau célèbre. Je ne sais pas ce qui m’a pris : j’ai immédiatement écrit en commentaire : « L’araignée qui a inspiré « le Cri » de Munch ! », avec un lien vers la reproduction du tableau.

Et au lieu de finir la lecture de mon roman, j’ai continué à bidouiller sur Facebook.

C’est cette nuit -là qu’Athanase Del Vivo est entré dans ma vie.

D’après sa bio, il était né à Cuba en septembre 1975 alors que le cyclone Éloïse ravageait le pays, détruisant la case qui abritait les amours éphémères d’un technicien russe, Athanase Nikotine, et de sa mère, Zoé Del Vivo, ingénieure agricole. Le bébé survécut. Zoé l’avait prénommé Athanase, l’immortel, en souvenir de son géniteur, et pour conjurer le sort comme il se doit.

Sur Facebook sa photo de profil était superbe, avis subjectif évidemment, un collage de tout ce qui me plaisait dans l’apparence d’un être humain, un visage de pharaon nubien à la peau sombre, aux reflets bleutés, des yeux noirs pailletés d’or, un sourire énigmatique , des bouclettes laineuses pour couronner un crâne rond.

Sa photo de couverture, elle, offrait le rêve d’une mer tropicale turquoise léchant du sable blanc, sur laquelle voguaient ces mots, comme un vœu propitiatoire : « La journée qui vous attend sera belle et agréable ». Un horoscope définitif.

S’affichaient ainsi d’emblée les deux facettes de son talent : la photographie et l’astrologie.

Je me suis d’abord concentrée sur les photos publiées sur Facebook puis sur Instagram, conçues pour faire sourire ou rêver pendant quelques minutes. Elles étaient surprenantes, non pas tant par le choix des sujets, plutôt banals, mais par les angles originaux qu’Athanase choisissait, offrant sa vision personnelle du monde, une vision esthétique, sensible et positive. Une bouffée d’air.

Au fil des années, témoins de son inspiration éclectique et de ses voyages, furent publiés par exemple, une « mauvaise » herbe vaillante et gracieuse au pied d’un mur d’immeuble parisien, un motif ressemblant à un masque traditionnel cinghalais sur un coquillage, le pied élégant et fin d’une statue au Louvre, le geste raffiné d’une Apsara sur un temple khmer, les façades kaléidoscopiques des Champs-Élysées. Tout devenait poétique. Ses followers aimaient son style mais n’étaient pas très nombreux.

En fait il était surtout connu pour les horoscopes fantasques et insolites qu’il publiait une fois par mois sur Facebook.. Je me souviens d’un de ses premiers horoscopes qui recommandait aux Gémeaux l’achat de n’importe quel animal pour sortir de leur dépression, à condition qu’il ne soit pas empaillé. Ma journée en avait tout de suite pris des couleurs plus gaies. Ses horoscopes étaient rituellement précédés de la mention : « la rédaction décline toute responsabilité au cas où les prévisions ne se réalisent pas ». Et tous les textes étaient de la même veine, entre blague et bon sens.

Les amis virtuels de sa page d’astrologie, surtout des femmes, ont fini par se compter par centaines, attirés par le bouche-à-oreille, le fameux buzz, dans le jargon des réseaux sociaux. Il y avait abondance de commentaires sous les horoscopes qui servaient probablement de détonateur pour ses « amis ». C’étaient parfois des anecdotes heureuses mais le plus souvent des morceaux de vie atroces, racontés crûment ou avec une touchante naïveté : les commentateurs y lâchaient le trop plein de détresse qu’ils ne pouvaient plus contenir. Malheureusement, le buzz a également attiré des essaims de frelons, des trolls, des provocateurs, des malfaisants. Ils déversaient leurs propos malveillants sur les pauvres commentateurs trop confiants, attirant d’autres individus qui rajoutaient leur venin. Une spirale répugnante.

Je me suis muée en modératrice. Je subissais ces assauts de malveillance de plein fouet.

Alors la page publique d’Athanase s’est transformée en groupe privé pour essayer de maîtriser l’afflux d’adeptes du lynchage. Sans résultat. Au bout de quelques mois, je n’en pouvais plus. Il fallait que ça s’arrête. Il en allait de ma santé. Mais comment me sortir de ce guêpier ?

La solution m’est apparue avec la violence d’un flash en lisant sur Facebook l’horoscope du mois de juin d’un des confrères astrologues, une des sources d’inspiration du compte. Il prédisait pour le signe de la Vierge, celui d’Athanase justement .

« Santé : Saluez pour moi le Créateur que vous allez tôt ou tard rencontrer. ».

Tout est devenu clair. Je tenais la solution : la mort !

Sans perdre de temps, j’ai tranché dans le vif.

J’ai supprimé item par item tout ce qui existait sur le compte d’Athanase, partagée entre la tristesse de la destruction minutieuse et systématique de mon travail et l’allégresse de ma libération de l’asservissement à ce compte mortifère.

J’ai eu une dernière pensée pour ceux qui se demanderaient pourquoi ils ne voyaient plus de post d’Athanase sur leur fil, ceux avec lesquels s’étaient créés des liens moins superficiels, qui viendraient tôt ou tard aux nouvelles sur son mur. J’ai laissé la page d’accueil mais sous sa photo, que je n’avais jamais changée, j’ai modifié le texte et écrit en blanc sur fond noir :

Athanase Del Vivo est mort

La journée qui l’attend est belle et agréable

Pour une fois ce n’est pas un euphémisme : moi, Bela, j’ai supprimé Athanase Del Vivo, mon Abel, ma création, mon frère.

La journée qui m’attend sera belle et agréable, avec ou sans horoscope.

OO22-11 Aujourd’hui je m’appelle Athanase Delvivo

Pulsion. Souffle dévastateur. Plaie brûlante de fièvre. Tornade qui m’emporte dans un vide abyssal. Sa présence m’emprisonne, m’agite et me brise dans cette salle dont les murs, couverts de miroirs aux reflets destructeurs, tournent, tournent toujours plus vite jusqu’à m’en donner la nausée. Cette pièce est comme une prison sans porte ni fenêtre. Des coups pleuvent. Le bruit de cette lutte infernale entre mes démons et moi-même résonne jusqu’au plus profond de ma cage thoracique. Le combat est vain et la terreur m’envahit. Le vacarme de ces cris qui m’assaillent, tente de se frayer un chemin hors de mon corps. Mais personne n’écoute. Soudain le silence se fait entendre, trop bruyant pour être supportable. Une goutte de sang, puis deux puis trois. Rien n’y fait il est toujours là. Alors je préfère m’éclipser. L’ivresse laisse place à une litanie apaisante qui, bien sûr, ne dure pas, et l’autre revient toujours plus écrasant et plus violent.

J’ai peur de mes pensées quand elles entrent dans un tourbillon incessant et obsédant. Mais ce que je crains encore plus c’est cette absence, ce vide, ce silence. Ce moment où je ne reconnais plus rien mais je n’en ai plus rien à faire. Cet instant où plus rien n’a d’importance car tout m’est égal. Une sorte de nihilisme exponentiel qui contamine et détruit chaque millimètre de vie. Tel le négatif d’une photo, ombre mais sans corps j’erre dans les méandres d’une réalité insaisissable. Aujourd’hui je m’appelle Athanase Delvivo.

J’inspire la fumée de ma dernière cigarette et je sors par la fenêtre.

Allongée dans l’herbe, les bras en croix derrière la tête, une douce mélodie de Schubert dans les oreilles, je regarde le ciel. Mais les murs de mon esprit sont encore trop présents. Quoi que je fasse, où que je sois, j’ai toujours ce sentiment paradoxal d’être légère et pesante à la fois. C’est à la fois cette impossibilité de s’accrocher, de s’ancrer dans le réel et en même temps cette sensation d’être de trop, de prendre trop de place. Alors je ferme les yeux. Inspire. Expire. Inspire. Expire. Autour de moi, la rumeur se tait. Le monde semble beau, flou, calme, comme lorsqu’on ouvre les yeux sous l’eau. Je commence à respirer les embruns, le vent salé, à entendre le son du ressac, les cris des mouettes, à sentir le sable contre ma peau nue et une petite algue entre mes pieds. La mer est là, immense, sous mes yeux clos, l’horizon à perte de vue, infini. Le sentiment océanique me saisit, mélopée de l’apothéose. Je suis libre.

Assise sur un banc au milieu d’un parc à l’ombre d’un platane, entre un petit étang où les rayons du soleil viennent se réfléchir à sa surface bleue-verte et une large prairie où se balancent gaiement pissenlits et marguerites au rythme des rires qui fusent de toutes parts, j’observe les passants. Je me surprends à tenter d’imaginer leur vie. Dans cette nébuleuse de pensées, je cherche à scander des mots de trop pour atteindre un rien juste. Mais peut-être faut-il tout simplement arrêter d’essayer de construire quelque chose et se laisser porter par la sensation.

Mon regard se noie lentement dans les étoiles. Je me perds entre les constellations du sagittaire et du capricorne. Le temps se dilate. Je ne sais pas si les pulsions sont vraiment parties, peut-être qu’elles se sont juste endormies. Mais à l’heure où j’écris, l’été semble avoir tué l’automne, et cette fraction de vie est éclairée de milliers de feu follets incandescents.

Un pétale, deux, trois. La tempête est passée, la mer s’est apaisée et une belle journée peut commencer. Je reviens pas à pas au temps des cerisiers, lorsque le soleil trace des larmes d’or dans les cimes des arbres en fleurs. L’éternelle métempsychose de l’existence prend son envol.

OO22-12 L’homme qui croyait avoir tué Athanase Delvivo

« L’éternité, c’est long, surtout vers la fin » – Woody Allen

Athanase Delvivo était mon seul compagnon.

Depuis sa disparition, je continue de lui parler, j’imagine sa vie poursuivie.

Je n’ai pas résilié son abonnement au quotidien local. Comme sa boîte aux lettres ne ferme pas bien, je peux lire le journal comme quand il me le prêtait.

Aujourd’hui son horoscope dit « La journée qui vous attend est belle et agréable. »

Oui, aujourd’hui, Athanase Delvivo est mort et son horoscope dit « La journée qui vous attend est belle et agréable. » Quelle ironie, n’est-ce pas ?

Mais les horoscopes se trompent souvent. Il est possible que mon pauvre ami mort passe une journée épouvantable, là où il est.

Comment la passera t-il, s’il est mort ? Est-ce que passer à un sens, quand on est passé ?

Je lui demanderai. Il me répond toujours, par signes.

Il y a tous ces petits trucs qui traînent dans la rue, ces bouts de papier, ces morceaux de plastique ou de métal, ces signes écrits par terre ou sur les murs. Il me répond avec.

Par exemple, si je lui demande : « Athanase, est-ce que tu m’en veux encore de t’avoir mal tué ? », je marche un peu et je trouve bientôt par terre, sur le trottoir, une liste de courses, tombée du panier d’une ménagère. Il reste à l’interpréter. O pour oui, N pour non. Des œufs, c’est oui, des nouilles, c’est non. Oui, mais dans nouilles, il y a oui… J’interprète donc plutôt ça comme « Heu, oui. »
Je comprends qu’Athanase m’en veuille de l’avoir fait passer de l’autre côté, même s’il n’est pas tout à fait mort, et s’il l’a bien cherché.
Vous allez voir, je vais lui poser la question.

– Athanase, est-ce que tu passes une journée belle et agréable ? Réponds vite, s’il te plaît.

Marchons un peu, vous allez voir.
Vous êtes de ceux qui pensent qu’Athanase Delvivo n’a jamais existé, n’est-ce pas ? Il est vrai qu’à part moi, pas grand monde ne l’a connu, de son vivant. C’était quelqu’un de très discret. Quand il est arrivé dans mon immeuble, je ne l’ai même pas vu emménager. Je devais dormir. Je dors parfois longtemps, l’après-midi. Mais d’un seul coup j’ai vu son nom sur la boîte aux lettres, et sur la porte du premier. J’étais plutôt content d’avoir un nouveau voisin parce qu’ici, tout le monde est parti.

« D’un seul coup », c’est toujours comme ça qu’il arrivait. D’un seul coup, il était là. Non, je ne veux pas dire qu’il apparaissait dans l’air, comme le chat de Chester, juste qu’on ne le voyait pas arriver, ou bien il était déjà là sans qu’on l’ait remarqué.

Tenez, regardez là, par terre, ce petit morceau de carton, il y a quelque-chose d’écrit. C’est sans doute Athanase qui me répond. Vous voyez quoi ? 24/24 et un fragment de soleil. Hum, pas si facile à interpréter. Ça peut vouloir dire qu’en effet il passe une bonne journée. Si par exemple dans votre horoscope vous voyez 24/24 – soleil, c’est bon signe. Mais ça peut vouloir dire que là où il est, c’est l’enfer, chaleur extrême 24 heures sur 24. Je me demande aussi si 24/24, ça ne pourrait pas vouloir dire que le temps ne passe pas. Je lui poserai la question.

Vous en pensez quoi, vous ? Que c’est juste un coin d’emballage de pizza, et qu’il est possible que les chiens aient pissé dessus, à voir la façon dont vous pincez les lèvres. Je vois, vous n’y croyez pas du tout. Vous êtes venu voir celui qui croit avoir tué Athanase Delvivo. Je n’aurais pas dû en parler autour de moi. Déjà, vous doutez qu’il ait existé, alors qu’il me réponde…

Et son journal, vous en faites quoi ? Il arrive bien avec son nom dessus. Vous pensez que je serais allé jusqu’à m’abonner sous son nom, pour m’inventer un ami, que j’aurais tué ? Oui, après tout, c’est possible, mais je m’en souviendrais, alors que je me souviens très bien de lui. On aurait dit un fagot de bois avec un chapeau. En contraste avec la raideur de son corps, un visage toujours mobile, comme si une balle de ping-pong se promenait sous sa peau.

Vous avons eu le longues conversations avec Athanase. Figurez-vous qu’il se croyait immortel. Il disait que son prénom venait du grec athanas : a privatif, pas de, et thanas, mort. Pas de mort. Et son nom Delvivo venait renforcer ce pouvoir : Immortel du vivant. Mais, au lieu que cela le rende confiant dans l’avenir, de se savoir invulnérable, il était d’un naturel très sombre, au contraire. Son immortalité lui pesait. L’éternité lui faisait peur et il se sentait à part, inhumain. Pourtant, il n’en était qu’à son début. Il n’avait pas souvenir de vies antérieures, mais sa vie postérieure, illimitée, lui donnait le vertige. C’était devenu une idée fixe. Il a commencé à se renseigner sur la façon de mettre fin à cette malédiction. Il a trouvé des documents sur les vampires, et un beau soir m’a demandé si je serais capable de lui planter un pieu dans le cœur, s’il le fallait. Non mais vous vous rendez compte où il en était arrivé ! Heureusement, il a trouvé une autre piste : seule la destruction complète de son corps pourrait lui apporter la mortalité. Je m’aperçois à présent combien il se trompait, car si nous avons réussi à disperser complètement son enveloppe corporelle, il est toujours là quelque-part, où peut-être le temps ne passe pas. J’avais dit que je lui poserais la question.

– Athanase, est-ce que le temps passe pour toi ?

Premier qui voit un O ou un N, ou un autre signe ! Ne vous inquiétez pas, c’est moi qui ramasserai.

Évidemment, vous voudriez savoir comment j’ai tué Athanase, et comment j’ai fait disparaître son corps. Sur ces points, je ne peux vous répondre. C’est lui qui a trouvé le moyen, et il m’a fait jurer de ne pas le répéter. d’abord parce qu’est un secret cabalistique connu des seuls immortels ne désirant plus l’être, et aussi, rendez-vous compte, où irions-nous si tout un chacun pouvait faire disparaître son prochain sans laisser la moindre trace. Et si les services secrets l’apprenaient ? D’ailleurs, c’est pour ça que je préfère vous parler dans la rue. Chez moi, je crois qu’ils ont mis des micros. Et puis, c’est plus pratique dehors pour correspondre, avec les signes. Ça ne marche pas à domicile, il faut des éléments fortuits, venus de l’extérieur.

Une autre question qui vous brûle les lèvres, c’est : pourquoi ? Parce qu’il me l’avait demandé. Son processus de dissipation nécessitait la participation d’un tiers, et j’étais le seul tiers de son entourage. Aussi parce que ce qu’il me demandait était moins difficile que de lui planter un pieu dans le cœur. Enfin parce que je l’aimais bien. Justement, c’est sans doute pour cela que je n’ai pas eu le courage d’appliquer le protocole jusqu’au bout et qu’il est tombé dans l’entre-deux. Je ne voulais pas le perdre.

Regardez, là, un sachet de thé usagé. Lisez l’étiquette : Ceylan. Voilà la réponse d’Athanase : Est-ce que le temps passe pour toi ? Réponse : C’est lent.

On peut imaginer qu’une de nos journée dure mille ans pour Athanase… Il doit avoir le temps d’explorer chaque miette de seconde, avec les astres immobiles dans le ciel. Espérons que cette grande journée sera belle et agréable.

 

 

OO22-13 Tonton Atha

Il aimait bien aller chercher le pain le dimanche matin, choisissant, selon les saisons, le trottoir de gauche ou de droite. Il aimait passer devant la maison. Elle s’alignait le long d’une avenue, avec d’autres, toutes différentes et toutes un peu pareilles, avec des cours cimentées, en gravier ou en pelouse, avec des grilles de métal ou de thuyas, ouvertes ou fermées. Dans le coin, en face du collège, elle semblait abandonnée depuis longtemps. On entrevoyait la porte à travers les ronces, et les buissons avaient eu raison des graviers de l’allée. Les fenêtres et la grande baie vitrée du rez de chaussée, sans volets, étaient garnies d’épais rideaux devenus avec le temps d’une couleur de vieux tabac. Ce matin encore, il ne put éviter de lancer un coup d’œil vers la maison. Et il le vit. L’espace d’une seconde. La main retenant le rideau sale, le pyjama de la même couleur sale, le visage triste, tombant, la tignasse blanche embrumée de sommeil… Leurs regards se croisèrent. Aussitôt le rideau retomba.

C’était l’oncle Atha, le frère aîné de sa mère. Des années que personne ne l’avait vu. Depuis que sa femme l’avait quitté il ne sortait plus. La famille avait fait le minimum pour le soutenir. Seul un infirmier s’entretenait avec lui tous les quinze jours dans l’entrebâillement de la porte. Même les paniers repas, difficilement acceptés, devaient être déposés devant l’entrée.

***

– « Tiens, mon neveu ! Il me surveille. Il voudrait bien que je crève ! Pour récupérer la maison. Quand je pense à tout ce qu’on a fait pour lui quand il était petit.

J’ai bien fait de ne pas manger les petits gâteaux du lundi. Ils sont sûrement empoisonnés. Et puis le journal m’avait prévenu. Je ne me laisserai pas faire. Athanase Delvivo a la prescience du danger ! »

***

Il continua le chemin en se demandant si son oncle l’avait reconnu.

Il y repensa en dégustant un croissant au beurre, encore chaud.

Petit, il aimait bien l’oncle Atha. Il lui avait fait découvrir les livres d’aventure qui l’avaient fait voyager dans le monde entier avec la série des « Bob Morane ». L’oncle et la tante n’avaient jamais eu d’enfants. Et puis la tante était partie, Athanase avait déprimé et après un séjour en hôpital il s’était reconstruit autour d’un système que sa sœur trouvait délirant, à propos de magnétisme, d’astrologie… Et il s’était enfermé dans cette maison qui avait vieilli avec lui, plus vite que ne vieillissent les autres maisons. Quand la famille lui avait proposé l’organisation des paniers repas il avait dit : « Faites comme vous voulez, mais n’oubliez pas le journal ! C’est lui qui me donne la vie ».

Il sentit renaître en lui un élan de tendresse pour son oncle. Il voulait comprendre ce qui s’était passé. Et pourquoi sa mère n’avait jamais voulu en parler. Il irait frapper à la porte d’oncle Atha dès le lendemain.

***

– « Ma sœur, ce n’était déjà plus une Delvivo, je ne veux plus penser à elle. Elle a voulu se marier et nous quitter, tant pis pour elle. Papa ne voulait pas qu’elle se marie. Elle avait peur de lui. C’est moi qui aurait dû partir, je n’aurais pas vu ce qu’il ne fallait pas que je voie. Ça me poursuit toutes les nuits et à la télé ils ne parlent que de ça. J’ai bien fait d’arracher les câbles. Et quand je regarde dans la rue, les collégiens d’en face n’arrêtent pas de s’embrasser. C’est dégoûtant ! Il ne faudrait plus regarder par la fenêtre…

Tu criais, tu m’appelais, et je suis resté dans mon lit. Et quand je me suis décidé j’ai vu papa qui sortait de ta chambre. Il m’a regardé, longtemps. Il est rentré dans son bureau. La police m’a interrogé. Je n’ai jamais su qui avait tiré : lui ? toi ? moi ? Comment se rappeler ?… Je ne sais plus. Je ne veux plus savoir… Et mon neveu qui vient me surveiller maintenant. Que sait-il ? Qu’est-ce qu’elle lui a dit, ma sœur ?… Je ne veux pas qu’il vienne me le dire. L’horoscope d’hier disait  » Ne vous attachez pas au passé et allez de l’avant « . Où dois-je aller ? aujourd’hui, pas de journal, pas de guide…»

***

Il repensa à l’oncle toute la journée. Et au secret gardé par sa mère. Quand il était petit, il l’entendait parfois crier en dormant. Cela le terrorisait. Mais que disait-elle ? Même devenu adulte, cela lui revenait en rêve. Il entendait clairement les cris. Des choses horribles. Il se réveillait en sueur et se trouvait incapable de retrouver les mots entendus la nuit. Sans doute ils étaient en lien avec la mort du grand-père. L’enquête a conclu au suicide mais on n’a jamais su pour quel motif, il n’avait laissé aucune lettre. Ils ont dit : déprime due à son veuvage. Depuis sa maman était morte et oncle Atha s’était enfermé dans le silence…

***

– « La détonation, les cris de ma sœur, le regard du père… Les cachets ne me protègent plus. La mort de mon père ? Savoir enfin pour avoir la paix ! on s’est retrouvé dans le couloir avec ma sœur. Elle était en pleurs, je me sentais coupable. De quoi ? De n’avoir rien fait pour elle ? D’en avoir trop fait ? Je ne sais plus. J’ai mal à la tête…»

Il prit le cachet quotidien pour dormir, s’assit comme d’habitude près du rideau, l’écartant à peine, par moments. Il resta ainsi longtemps. Le soir tombait et la rue était devenue déserte. Et il perdit le fil de ses pensées, s’assoupit, se réveilla, replongea dans une rêverie profonde, chimique…

Il se réveilla en sursaut. On frappait à la porte. Le soleil était déjà là. C’était le panier repas du lundi. Toujours les gâteaux empoisonnés ! Non, il ne se laisserait pas faire ; il leur montrerait que c’est lui qui décide. Il était surveillé mais ne tomberait pas dans le piège. Il installa sur la table, bien en évidence, tous les gâteaux qu’il avait mis de côté, avala la totalité des cachets. Il se sentit bien, sûr de lui, enfin en paix. Il alla, tranquillement pour la première fois depuis tant d’années, ouvrir la porte et prendre le panier repas, rangea les gâteaux avec les autres. Il ouvrit le journal.

***

Le lundi midi il ne répondit pas à l’appel de son neveu qui, déçu, repartit.

Le mercredi on vit que le panier repas de la veille était resté sur le pas de la porte.

On retrouva Athanase Delvivo sur son fauteuil, le visage illuminé d’un étrange sourire, serein. Il tenait, ouvert devant lui, le journal à la page de l’horoscope. Il avait entouré le sien d’un cercle rouge  » la journée qui vous attend est belle et agréable « . Il y avait écrit en grandes lettres :  » ENFIN ! « .

***

Athanase est mort mais toutes les nuits, en rêve, son neveu se revoit, petit, effrayé par les paroles hurlées par sa mère. Chaque matin, un peu plus fatigué,un peu plus tourmenté, il ne parvient toujours pas à s’en souvenir…

Volià, vous venez de lire les nouvelles concurrentes. Elles seront publiées une à une et « signées » après mercredi 29 juin au soir jour de la remise des prix de l’Oretei d’Or 2022 et du prix spécial du jury.

 

 

 

 

 

 

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