Une italienne

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13 / 06 / 2016
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Orteil d’Or 2016 Une italienne Philippe George

Elle porte une robe longue simple, légèrement large pour que le vent déjà tiède la soulève délicatement, laissant deviner des jambes longues et fines. C’est le printemps qui renaît au centre de l’Italie. Avec sa main droite elle ramène son châle gris sur ses épaules, un petit sac besace accroché à sa main gauche. Des sandales noires et élégantes ouvrent ses pieds à l’air matinal. Elle a des cheveux noirs soigneusement coiffés en arrière, elle porte des petites boucles d’oreilles brillantes et un collier avec une large médaille qui tombe sur le haut de sa poitrine. Coincé sous son bras gauche on devine comme une sorte de grand cahier à dessins. Ses yeux délicieusement absents sont attirés par les pavés roses irréguliers du trottoir et ses lèvres d’un rouge vif original se soulèvent comme si elle voulait parler. Elle a le buste droit et la démarche volontaire, traversant l’espace avec charme et volupté. Elle passe devant une église à l’architecture massive dont elle ignore le nom et elle marche ou vole comme si elle se pressait lentement, se faufilant avec adresse et agilité entre des hommes aux sourires goguenards et malicieux. Elle ressemble à une libellule. Ils sont plusieurs adossés à la paroi grise du monument avec des regards qui convergent tous vers la jeune femme. Ils ont pourtant des âges et des vêtements différents, et la douce fraîcheur printanière resplendit dans leurs yeux curieux et surpris, rayonnants et joyeux. Ils n’imaginaient pas un tel début de matinée, comme une danseuse venue de nulle part, comme un éclair au chocolat, comme du soleil en morceaux, l’Italie qu’ils aiment, lumineuse et imprévisible. Un jeune garçon d’une vingtaine d’années a arrêté son scooter au bord du trottoir, comme s’il voulait mieux l’approcher. Sur sa vespa jaune un peu vieillissante, il a une place libre derrière lui. Il a des cheveux courts, une chemise blanche à manches courtes, un pantalon beige un peu grand et il laisse éclater spontanément un regard pétillant qui brille au premier soleil. Il y aussi un homme d’un certain âge, le crâne dégarni et le ventre bedonnant qui a stoppé brutalement sa marche et qui la laisse passer devant lui, avec politesse et surprise devant ce coup de fraîcheur inattendu et bienvenu. Elle fait semblant maintenant de ne pas voir cette cour surprenante et hétéroclite, ce qui accentue son petit air hautain et fier, baissant volontairement toujours les yeux et ralentissant même son allure, en une aimable provocation. Le café-restaurant « Antica Roma » se trouve juste après l’église au bout de la place, à l’angle de deux rues déjà très animées. Assis à une table métallique ronde, je bois mon deuxième expresso du matin. C’est la place idéale, rien de spécial ne peut m’échapper. Depuis l’entrée en scène de la jeune femme au début de la grande avenue jusqu’à son passage à quelques mètres devant moi, j’ai tout vu, happé par cette passante différente et radieuse. Ma tasse blanche à la main, je ressemble à toutes ces personnes réunies à ce moment précis sur la place, au jeune garçon assis sur son scooter, aux trois ou quatre hommes appuyés au mur de l’église, à celui qui ne cache pas son gros ventre et à tous les autres qui se retournent sans aucune discrétion. Dans le bruyant fracas de la rue folle, la jeune fille passe, légère et fine, les yeux dessinés noirs et mon cœur s’affole. Un parfum de soleil s’envole et l’effluve unique m’invite à me lever brusquement de ma chaise et à la suivre. Les autres hommes qui l’entourent ont la même idée dans la tête et leur cerveau à peine réveillé est traversé de la même onde et du même signal. Accompagner une libellule. Le jeune garçon pense à la place libre derrière lui, sur son scooter. Je ne sais où le vent mène la fille à la robe noire mais je sens que ces quelques minutes suffisent à transformer mon esprit, un éclair inattendu bouleverse ma matinée.

La jeune fille passe. Comme moi, les hommes la regardent partir au bout de la place et nous ne la quittons pas des yeux. En terminant ma tasse de café, je sais que je n’oserai jamais quitter ma chaise et ensuite, lui emboîter le pas. La silhouette élancée continue son chemin comme un navire fendant les vagues. J’ai l’impression qu’elle accélère son allure. Son écharpe grise flotte comme un drapeau. Il y a beaucoup de monde et tout à coup, elle disparaît sans se retourner, comme avalée. Malgré la foule je découvre le vide autour de moi. J’ai fini mon café depuis longtemps et je reste collé à ma table ronde. Cinquante ans de moins et j’aurais peut-être poursuivi l’intrigante Italienne. Le garçon au scooter s’est envolé comme par magie. Je suis à Rome, ville grandiose et mystérieuse, et ce matin, la seule chose qui m’interpelle, c’est mon âge. Je sais que le miroir du matin montre un corps qui se modifie chaque jour. Il y a des rides qui se faufilent dans la peau sèche et fatiguée, comme des petits ruisseaux qui serpentent. Les yeux se retirent dans des poches plissées et détendues. Le ventre est mou et les muscles fondent. Les joues flétries hésitent encore à tomber sur le cou enflé. La peau du visage est d’un rouge trop rouge et les mains sont parsemées de sillons creux et d’images brunes et noires. Je n’ai pas suivi la belle Italienne qui est passée en un éclair. Devant ma tasse vide, je songe à ma jeunesse qui s’est envolée il y a longtemps. Les années défilent si vite, tout le monde y a pensé au moins une fois, mais moi, c’est dans un café, à Rome, la Ville Éternelle..

J’ai envie de me faire plaisir et de prendre mon temps, je commande un whisky.

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