Je répète, Lucie, Souviens-toi des rêves de clair de lune.

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23 / 06 / 2015
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 Je répète, Lucie, Souviens-toi des rêves de clair de lune.

Le cours de lettres allait reprendre après une courte pause. Lucie entra dans la salle de classe. La place de Monique était encore inoccupée. Ah oui, se dit Lucie, en s’asseyant, elle devait voir son amie de Callac à la récréation. Elles ont toujours tellement de choses à se raconter ces deux-là ! Madame Amiel, le professeur de lettres, se dirigeait vers la porte pour la fermer quand Monique entra en courant. Pas le temps de se parler car Madame Amiel se préparait déjà à relire le poème « Clair de Lune » de Victor Hugo, qu’elles avaient commencé à analyser à l’heure précédente. Lucie avait adoré ce poème, sa musicalité, son atmosphère. Elle savait qu’elle ne retrouverait plus jamais l’innocence de la première lecture où l’horreur se dévoilait lentement dans le paysage de conte de fée. Elle en voulait un peu au poète de cette manipulation dont l’habileté l’émerveillait quand même.

La lune était sereine et jouait sur les flots. La lune sereine. Sur les flots. Son esprit filait. Ce poème lui parlait et même, c’était elle, la sultane. Dans sa maison de granit, derrière le sentier des douaniers, sa chambre ne donnait-elle pas sur des rochers qui apparaissaient à marée basse sous leur toison sombre de varech, sorcières pétrifiées des nuits où la mer miroite sous la pleine lune ? La panique la saisit. Quels corps alors  allait-on jeter à la mer? Les Turcs de la sultane étaient des Bulgares alcooliques des forces d’occupation de l’Axe, égarés sur la côte bretonne, qui gardaient l’accès aux blockhaus à grand renfort d’eau de vie de cidre. Ils avaient l’hébétude dangereuse, prompts à faire parler la poudre à la moindre transgression des règles.

Un psitt léger la ramena abruptement à la réalité de la classe. Monique l’appelait. Lucie eut le temps de la voir discrètement jeter derrière elle un papier. Un coup à se faire prendre, pensa Lucie, agacée. Elle ne bougea pas. Un psitt plus insistant la poussa à se risquer sous sa table, le rouge aux joues, mécontente de son incapacité à maîtriser ses émotions. Madame Amiel n’avait rien vu, ni le papier, ni le rouge. Elle continuait à parler normalement. Lucie, fâchée, les yeux baissés, laissa passer son orage intérieur. Ça ne pouvait vraiment pas attendre la fin du cours ? Elle avait laissé sa main sur ses genoux pour pouvoir ouvrir le papier à l’abri des regards sous la table. Elle brûlait de curiosité maintenant. Elle ouvrit la boule de papier froissé et déchiffra : « A l’heure où gémissent les rêves négligés ». L’écriture d’Armel ! Le choc lui fit commettre une erreur : elle avait posé le papier sur sa table et le lissait du plat de la main, bouleversée.

« Mademoiselle Nestour ? » s’entendit-elle appeler d’un ton narquois.

Une serre de rapace s’abattit sur son poignet. Madame Amiel s’empara du papier. Elle lut la phrase en silence.

« Victor Hugo m’a inspiré un début de poème » bredouilla Lucie, pas sure de donner le change avec cette invention. Pourvu qu’elle ne le lise pas tout haut, pensa-t-elle. Monique devant elle était blanche comme un linge. La classe retenait son souffle.

« Un alexandrin de fort jolie tournure, ma foi. » Silence glacial. « Je ne vois pas de stylo dans votre main. Vous vous moquez de moi, mademoiselle ? Vous viendrez me voir à la fin du cours ». Sauvée pour le moment, pensa-t-elle, fière de sa présence d’esprit. De quel chapeau avait-elle tiré cette idée insensée?

Il lui restait un petit moment pour concocter une explication valable. « A l’heure où gémissent les rêves négligés » relut-elle. Cela semble tellement romantique. Je vois le cœur meurtri de la Sultane. Pauvre femme. Si triste dans ses habits de princesse des Mille et Une Nuits. La nuit étend son manteau de regrets sur la mer. Sous ses doigts gémissent les cordes comme gémit son cœur. Qu’as-tu fait de ton rêve, ô Sultane ? Tu vis recluse dans ce sérail. L’enfermement t’étouffe. Bien sûr la musique te console. Autrefois la réputation de tes improvisations sur l’oud et de ta voix sensuelle dépassait les limites du sérail. Tu jouais pour les invités dans le palais de ton père. Tu te souviens de ce jeune émissaire étranger qui buvait ta musique. Il était interdit de lui parler bien sûr mais pas de l’écouter et il faisait des récits si extraordinaires sur la vie et les coutumes de son pays que tu t’étais mise à rêver de le suivre là-bas. La tradition t’avait coupé les ailes. Adieu le rêve. Tu avais été mariée au sultan, comme prévu, un grand honneur pour ta famille. Tu avais bien composé une chanson de révolte contre ton sort mais le Sultan furieux t’avait interdit de la chanter. On ne désobéit pas au Sultan si l’on tient à sa vie. Tu ne l’avais plus jouée. Voilà, tu reprends ton oud que tu avais posé pour écouter les bruits insolites qui couraient sur la mer. Tes doigts retrouvent les accords. Les paroles interdites te reviennent en mémoire. Ton chant se déploie, timide au début, puis de plus en plus assuré, libre, et ta voix porte loin sur la mer.

La mer ramena Armel, l’amoureux de Lucie, sur le rivage de sa conscience. Il y a cinq jours, ils s’étaient retrouvés comme d’habitude dans l’endroit le plus improbable de la ville : l’immense confessionnal inoccupé de la troisième chapelle de la cathédrale, le seul endroit suffisamment secret pour échapper à l’œil vigilant des commères locales toujours prêtes à rapporter à la mère de Lucie les faits et gestes de sa fille. Le banc du confesseur était un peu dur mais serré l’un contre l’autre, on pouvait se parler tout doucement. C’était une petite pièce miniature qui fleurait bon l’encaustique et les lys. Ce jour-là, Armel lui avait annoncé en pleurant dans ses bras que son ami Rémy, le maquisard, était mort. Il avait pris le maquis quelques mois auparavant. Les Miliciens avaient été informés par traîtrise de la position de son groupe. Cela s’était soldé par une tuerie : tous fusillés sur place. Ariel, l’air farouche, lui avait dit sa honte de ne pas avoir été à ses côtés. Depuis le début de l’occupation ils avaient rêvé ensemble d’agir pour libérer le pays, de se joindre aux résistants quand ils seraient plus vieux. Armel avait été pris par ses études. Il était resté spectateur. Il fallait qu’il venge son ami en prenant sa place pour chasser la vermine vert-de-gris, s’emportait-il. C’était le moment où jamais avec le débarquement réussi en Normandie. Lucie était effarée par sa violence et sa détermination. Elle avait eu envie de dire : « Et moi ? S’il t’arrive quelque chose, que deviendrai-je, moi ? ». Elle n’avait pas pipé : l’heure était à l’héroïsme. Elle n’aurait pas voulu avoir l’air d’une mauviette égoïste. Elle bredouilla :  « Mais, tes examens de fin d’année, Armel ? Attends un peu.» « Non. C’est maintenant. Je ne dois plus reculer. »  Percevant son angoisse, il poursuivit : «  Tu comprends, Lucie, je bous maintenant. Je n’ai que trop attendu. Quand les marins de Sein avaient rallié l’Angleterre, je voulais les suivre. Mais on avait refusé mon départ parce que j’étais trop jeune. J’avais fini par ne plus penser à l’ignominie de la situation. Aujourd’hui l’occupation me semble insupportable, inadmissible. Si je réussis à joindre le maquis, je te ferai parvenir un message, ma douce.» Il l’avait tendrement embrassée. Elle l’avait regardé quitter l’église le premier comme si c’était la dernière fois qu’elle le voyait.

Et voilà qu’elle recevait, écrit de sa main, un message à première vue dépourvu de sens. Elle seule savait que « à l’heure où gémissent les rêves négligés » résumait leur dernière rencontre. Il avait donc mis son plan à exécution et réussi. La peur alors lui tordit le ventre. Madame Amiel n’était pas naïve. Cette phrase étrange ressemblait aux messages cryptés que l’on entendait sur Radio Londres, en plus recherché, certes. Elle pourrait s’imaginer que Lucie appartenait à un réseau. Lucie ne connaissait pas les idées politiques de Madame Amiel mais est-ce qu’on choisit d’étudier Clair de Lune avec ses élèves quand on est collabo ? Pourtant on faisait une prière pour Pétain tous les matins avant les cours. D’ailleurs son père fulminait « Un repaire de collabo, cette école ! » On racontait que les Miliciens et collabos de tout poil étaient devenus enragés à l’idée de la défaite allemande qui se profilait. Ils se battaient pour leur survie. Ils ne lui feraient pas de cadeau. Elle serait torturée et elle parlerait s’ils l’attrapaient. Subitement elle réalisait à quel point elle avait été innocente et manipulée. Aveuglée en tout cas. Pétain, les collabos, les miliciens, c’était abstrait, lointain. Plus maintenant. Cette prise de conscience la brûlait. Elle revoyait la passion qui animait Armel quand il lui avait parlé de retrouver sa dignité en entrant dans la lutte armée clandestine. Et Monique alors, et son amie de Callac, elles… Lucie risquait gros si madame Amiel l’envoyait chez la directrice, mais Armel et ses camarades aussi.

Bon. Action. Pas le temps de parler à Monique. Quand la cloche sonnera la fin du cours, il faudra qu’elle se faufile jusqu’au couloir sans attirer l’attention de madame Amiel, qui sera certainement en train de noter le travail effectué, les yeux baissés sur son carnet. Quelle idée stupide d’avoir choisi cette place près de la fenêtre mais loin du couloir ! Elle dévalera l’escalier et Madame Amiel aura beau s’égosiller, elle sera déjà dans la rue. Pour la suite on verra.

C’est l’émotion inhabituelle dans la voix de Madame Amiel qui la ramena à la réalité de la classe. « Vous voyez … mes enfants,…. la poésie est éternelle, intemporelle. » Elle s’arrêta un instant, toussota et, belle comme « la Grèce sur les Ruines de Missolonghi », ajouta en regardant Lucie droit dans les yeux: « La poésie est militante, libératrice. » Les mots planèrent dans le silence.

Epilogue: Armel se fit prendre sur une route entre Vannes et Lorient par des soldats allemands. Quand ils voulurent l’emmener, il cria  » Vive la France libre! ». Ils l’exécutèrent sur place.

Anne Marie Pissavin

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