Écrire sa légende…
Quand Maxime avait trouvé la note de sa patronne sur le coin de table jonché de gobelets vides qui lui servait de bureau, il avait jubilé. Clémentine, une trentenaire joviale, ne connaissait que l’usage de la voix de tête, et cela la rendait tout à fait agaçante.
Aussi Maxime préférait-il les communications écrites, particulièrement quand elle lui transmettait les nouveaux sujets à traiter : il considérait qu’elle n’avait pas saisi l’essence de son talent et que les thèmes qu’elle lui confiait ne lui permettaient pas de s’exprimer. Punaises de lit, hausse des prix à la pompe, soldes d’été, matériel de rentrée scolaire… Marronnier sur marronnier tout au long de l’année. Comment affirmer son style en racontant les problèmes de mites alimentaires de Michel, responsable vrac du Leclerc de Loudéac ? Comment faire vivre sa poésie en narrant la journée d’Irène, vendeuse au vide-grenier de la fête du lac de Guerlédan ? Maxime voulait qu’on le lise comme du Verlaine, qu’on le récite comme du Prévert, qu’on le déclame comme du Racine. Jamais les sujets de Clémentine ne lui offraient un terrain de jeu à la mesure de son art.
Le petit papier froissé jeté nonchalamment sur son bureau ce matin-là serait son étincelle.
Il se voyait déjà recevoir les honneurs de ses pairs, le prix Pulitzer catégorie Reportage d’investigation, être demandé par les plus grands journaux et convié sur les plateaux des talk-shows du samedi soir. Il voyait là l’opportunité d’une chronique qui allait tout changer.
Sur le billet, Clémentine avait griffonné : La légende de l’Orteil d’Or, 2400 signes. Aussitôt, Maxime s’attela à son travail journalistique. Il commença par aller sur le terrain, puis revint au bureau, le cerveau virevoltant déjà au gré des mots qui se chahutaient pour venir noircir le papier. Il farfouilla, nota, enquêta, interrogea, objectiva, rédigea, raya, reformula… Bref, il travailla, abreuvé de café dont les contenants s’accumulèrent sur le bureau.
En bon professionnel, il peaufina d’abord le fond. Il appliqua la sacrosainte règle des 5W : what, where, who, when, why. Puis il commença à rédiger, emporté par la fougue de l’écrivain face à l’immensité des possibles.
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Stupeur à Plancoët
Le village de Plancoët vit dans la tourmente depuis que Kevin*, habitant la commune depuis 1974, a été diagnostiqué ce mercredi d’une auripodite. L’homme, âgé de cinquante-sept ans et en parfaite santé, se réveille il y a trois semaines avec une sensation de raideur dans l’hallux gauche. Cerise sur le gâteau, il constate que l’orteil en question, en plus d’être soudain rigide, est également de couleur dorée. Le breton consulte d’abord son généraliste Dr Chausson (NDLR ironie de l’histoire). Une source proche du dossier indique que ce dernier n’est autre que l’arrière-petit neveu du compositeur du même nom, décédé tragiquement en 1899 dans un accident de bicyclette. Le praticien met alors Kevin* sous anxiolytiques en lui assénant : « c’est dans la tête ! ». Notre homme connaît alors une véritable descente aux enfers et vit avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête, mais il persiste et signe. Il décide donc de jouer dans la cour des grands et consulte une armada de spécialistes triés sur le volet, dont plusieurs ont le vent en poupe sur la scène médicale parisienne. Quelques jours plus tard, le verdict tombe et le Dr Chausson doit revoir sa copie : il s’agit d’une maladie rare, l’auripodite, dont les spécialistes nous avouent sans langue de bois ne pas savoir grand-chose. Kevin* voit le bout du tunnel après un mois d’errance médicale, même s’il n’existe à ce jour aucun traitement contre cette accumulation de minéraux dans l’appendice podal.
Au syndicat d’initiative, on jette un pavé dans la mare : jusque là lanterne rouge du tourisme Nord-Breton, Plancoët a connu une remontada spectaculaire dans le Classement des Villes les plus Touristiques au Nord de Jugon-les-Lacs. « La mésaventure de Kevin* nous a fait remonter devant Ploufragan ! », indique Huguette, seule salariée de l’établissement et actuellement en quart-temps thérapeutique.
Du côté de la mairie, ce n’est pas le même son de cloche. On craint un véritable scénario catastrophe si l’auripodite s’avérait contagieuse ! Les conseillers municipaux sont vent debout contre ceux qui tentent, disent-ils, de profiter de l’affaire pour jeter l’opprobre sur la communauté de communes.
Gageons que le calme reviendra vite dans la bourgade de Plancoët, où l’on appelle déjà cette affaire « La légende de l’Orteil d’Or ». Quant à Kevin*, il vient de lancer une cagnotte participative pour faire adapter ses chaussures.
*pour préserver son anonymat, le prénom de Robert a été modifié.
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À la fin de l’écriture, Maxime sentit son gros orteil gauche se raidir. Sympathie kinesthésique de l’écrivain, se rassura-t-il. Et il se coucha serein après avoir envoyé son article à la rédaction.
Vers 5h du matin, il fut réveillé par un bruit métallique : son pied gauche venait de heurter l’ossature du lit en fer forgé. Il alluma son ordinateur et consulta ses mails : l’article ne serait pas publié. « Trop de clichés littéraires ». Décidément, personne n’était capable de saisir son sens poétique.
Le lendemain soir, lassé de la nouvelle investigation proposée par Clémentine sur la prolifération des écrevisses aux abords du lac de Trémelin-Iffendic, il posta sur les réseaux sociaux une photo de son nouvel orteil d’or qu’il titra « C’est le pied ! ».
En moins de 2 mois, il devint célèbre. En moins de 6, il fut riche. Au diable la poésie !
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