La femme au chignon

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29 / 06 / 2023
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Orteil d’Or 2023  : La femme au chignon par Jean Marie Tremblay

Bercé au rythme des roues sur les traverses, syncopé de temps à autre par le claquement d’un aiguillage, Ciron essayait vainement de ne penser à rien. Il avait un peu froid. Bien sûr, c’est pour cela que tout le monde avait quitté le wagon. Au départ de Lyon, le compartiment était presque plein, mais il s’est vite avéré que le chauffage était en panne. On était fin novembre et la température dehors ne devait pas excéder cinq degrés. Un des étudiants présents était allé voir à côté si le problème était le même et en était revenu en criant pour appeler ses amis. Les autres voyageurs avaient suivi un par un le déménagement de la bande, et il était resté seul avec la femme au chignon, trois sièges devant lui.

Les gouttes laissaient sur les vitres des constellations de neige fondue. A la gare, déjà, il avait remarqué la femme. Pourquoi elle particulièrement, elle était de dos et il n’avait pas vu son visage ? A cause de son chapeau peut-être, petit, bleu, avec un ruban, qui laissait apparaître un chignon tressé. Mais plus probablement l’avait-il remarquée à cause de sa nuque, qui lui avait rappelé de façon fugitive un tableau de Wilhem Hammershøi. A présent qu’elle était assise devant lui, figée, et qu’ils étaient seuls, le tableau s’était précisé. Oui, il grelottait presque, mais pour prolonger cette vision, et cette intimité, il avait décidé de rester.

Ciron aimait les intérieurs dépouillés d’Hammershøi, souvent habités par une femme de dos, semblant plongée dans ses pensées. Personne mieux que lui n’avait approché d’aussi près la délicatesse, la force plastique et la sensualité d’une nuque féminine. Ici, dans les tons peu saturés que la lumière de novembre donnait au wagon presque vide, Ciron retrouvait l’atmosphère irréelle du peintre. De plus, son état d’esprit actuel était proche de l’isolement et de la solitude émanant de ses tableaux. Cependant, il restait ces pensées, trop nombreuses, trop vives pour être tout à fait au diapason du dénuement de l’artiste. Même ses efforts pour penser moins formaient une autre pensée, qui s’ajoutait à celles qu’il aurait voulu éteindre, ou du moins mettre en sourdine, comme les tons rompus du décor.

Il décida de tenter de se concentrer sur la sérénité de l’instant présent, le froid, le bruit du train, la pluie sur les vitres, la femme au chignon, et de laisser filer sans s’y attacher toute autre pensée qui ne serait pas issue de ces sensations directes. Il imagina même que les roues broyaient sur les rails les pensées parasites. Il les abandonnait derrière lui, alors que la bulle du présent, où ne se trouvaient que cette femme et lui, fonçait dans la campagne à travers la pluie.

Laissés sur le ballast, sa rupture avec Irène, les malentendus qui l’avaient provoquée. Même le but de son voyage, le festival du livre où il devait dédicacer son roman, oublié, sans importance.

Il y était presque. Déjà, les repères s’inversaient, le wagon était une capsule immobile, intemporelle, autour de laquelle glissait le monde. Il avait cessé de grelotter, soit que le chauffage s’était remis en marche, soit qu’il ait annulé cette vibration en se mettant au diapason de l’instant.

Elle lisait, ce qui donnait à sa nuque un angle parfait. La douce lumière de la fenêtre caressait cette courbe jusqu’aux volutes tressées de son chignon où elle se perdait en éclats soyeux. Il craignait qu’elle ne sente son regard sur son cou et qu’elle se retourne, rompant le charme. Aussi s’efforça-t-il de ne faire que l’effleurer des yeux, et de suivre d’autres lignes, le long des banquettes, des fenêtres à rideau, des plafonniers, jusqu’au fond du wagon, où une affiche dissuadait les fraudeurs.

Elle lisait. Un instant, il aima songer qu’elle lisait son livre. Mais n’était-ce pas se donner trop d’importance dans ce tableau, qu’il convenait de vivre avec détachement ? Et son roman, « Hasards », n’était-il pas resté au bord des voies avec le festival ? Pourtant, cette panne de chauffage qui les avait isolés dans ce wagon, la femme d’ d’Hammershøi et lui, était bien à mettre au compte de ces coïncidences rares, aux aiguillages de nos vies ?

Il parvint à abandonner cette idée, elle aussi, et à se laisser porter. Il atteignit la plénitude du temps suspendu, dans ce wagon griffé par la pluie…

Le bruit des freins remit les horloges en marche. Le train ralentissait. On arrivait à Orange. Lorsqu’elle se leva, Ciron baissa les yeux et attendit qu’elle ait quitté le wagon pour prendre son bagage. Il ne tenait pas à voir son visage. Plutôt conserver intact le souvenir de cette inconnue au chignon, qui ne saurait jamais combien elle l’avait séduit, par la seule inclinaison de son cou.

Quelques heures plus tard, au festival, il aperçut son chapeau bleu dans la file des lecteurs qui attendaient une dédicace.

 

 

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