Le rendez-vous des silences

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29 / 06 / 2023
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Orteil d’Or 2023 Le rendez-vous des silences par Carla Combot

Les gouttes coulaient comme des larmes le long des vitres. Dans le wagon sombre, tout était silencieux. Il n’était pas éclairé de l’intérieur, seule la luminosité d’un ciel pluvieux permettait de distinguer les éléments le constituant. Tous les silences du monde s’étaient donnés rendez-vous dans le petit wagon. Ils parlaient entre eux comme parlent les morts, en chuchotant. Certains de leurs murmures perçaient. Ils prenaient forme sonore, si concrète qu’elle devenait perceptible par le plus sourd des humains. Le train était un vieillard respirant avec difficulté. La moquette qui recouvrait le sol était usée, elle partirait bientôt en lambeaux. Les vitres étaient épaisses de secrets qu’elles ne pouvaient que garder. Le train est un microcosme. Minuscule société destinée à éclater en mille morceaux à la gare d’arrivée. Certains voyages sont d’un calme prodigieux tandis que d’autres revêtent la promesse d’une aventure trépidante. Cela tient à si peu. Parfois, c’est un infime bruissement dans l’air qui fait tout basculer. Ou le pli d’une robe qui entre en conversation avec le ciel de l’autre côté de la fenêtre. Bleu, gris, tristement ensoleillé ou gaiement pluvieux. Ce matin, le ciel était assorti au chapeau de la voyageuse. À la seule différence que le chapeau ne pleurait pas de pluie. Il était bien au sec et remplissait parfaitement sa fonction. Bouclier face au ciel qui aurait pu lui tomber sur la tête. La femme était déjà assise à l’arrivée de Ciron. Elle se tenait très droite, comme si chacun de ses mouvements, même le plus insignifiant, eut pu lui coûter cher. Ciron se laissa emporter par le flot de ses pensées. Peut-être n’avait-elle qu’un nombre limité de mouvements à dépenser. Peut-être étaient-ils monnayés. Un mouvement contre une minute de vie. Chasser une mèche de son front ou contempler le soleil se coucher à l’arrivée ? Les visages sont des fenêtres ouvertes sur un univers infini, qui commence par les yeux. Tant qu’on ne croise pas le regard d’un inconnu, tant que la souffrance qui s’y cache reste invisible, tant que le rire qui s’y niche discrètement reste hors de notre portée, tout est possible. Les silhouettes peuvent être qui elles veulent tant qu’elles restent de dos. L’inconnue au chapeau gris le resterait jusqu’à ce qu’elle daigne se retourner. Peut-être cela n’arriverait jamais. Ciron craignait de s’assoupir et de se réveiller seul, abandonné d’elle. Vide d’elle. Oublié. Elle pouvait s’évaporer en un clin d’œil, il le sentait. C’était toute une promesse que cette présence solitaire quelques sièges au-devant. Une main tendue dans l’obscurité du monde. Une caresse de l’âme dans la nuit. L’odeur lointaine du café chaud au réveil. La brise des soirs d’été. Le frisson envahissant, total, immense, à la vue de l’être aimé qui marche au loin. Il arrive, peut-être une fois au cours de l’existence si l’on est déjà chanceux, de reconnaître quelqu’un avant de l’avoir rencontré. Des cœurs qui se parlent avant que des paroles soient prononcées. Des souvenirs que l’on se remémore avant de les avoir vécus. Des âmes qui s’entrechoquent, qui s’entremêlent, qui rient ensemble avant la rencontre des corps et des regards. La pluie diluvienne dansait toujours de façon frénétique avec le vent, de l’autre côté. Les gouttes qui faisaient la course n’avaient que peu de temps pour s’installer dans leur rythme de croisière, davantage sprinteuses que marathoniennes. Elles contribuaient avec entrain au dessein de l’orage en cours. Sachant que leur mission était courte et se solderait de toute façon par un succès, elles la prenaient très à cœur, comme dotées d’une vie propre au-delà de leur éphémérité. Brèves et intenses existences. Progressivement et sans y prendre garde, le regard de Ciron dérivait vers le reflet de la silhouette au chapeau. Il ne distinguait qu’un vague profil aux contours flous, déformés par les rivières de gouttes. Le chapeau en feutre gris couvrait la chevelure brune rassemblée en un petit chignon bas. Quelques mèches ébouriffées s’en échappaient, refusant de se soumettre à la pression de l’élastique. La superposition de la pluie et de ce profil immobile avait quelque chose de doux. Le mouvement de vie semblait inversé, le monde extérieur était survolté, les éléments se déchaînaient mais butaient contre la vitre, frêle paroi protégeant les voyageurs, immobiles et silencieux, vivants par leurs pensées invisibles, bouillonnantes et arborescentes, libérées par le silence. Le train commençait à ralentir. Ciron fut tiré de sa rêverie par un mouvement de la passagère. Il entendit un tissu se froisser et, déduisant qu’il s’agissait d’un sac à main, vit la femme en sortir un petit objet avec une infinie lenteur. Il observait la scène dans le reflet ruisselant et vit qu’il s’agissait d’un rouge à lèvres. Ciron n’aurait su dire si elle ajustait son maquillage ou si elle en portait déjà à son arrivée dans le train. Se déployant comme une panthère, elle se leva et remit sa robe en place. Celle-ci était noire, aux manches longues, et soulignait une discrète silhouette. La femme se dirigea vers la sortie du wagon, à l’opposé du siège où était assis Ciron. Il en fut presque déçu. Elle fit quelques pas. Au moment de franchir l’ouverture qui séparait le wagon du reste du train, dans la lueur soudaine d’un éclair déchirant le ciel, elle se retourna et planta ses yeux perçants dans le regard sombre de Ciron. Alors, seulement, il la reconnut.

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