Tatouage

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21 / 06 / 2022
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Tatouage

Aujourd’hui Athanase Delvivo est mort. Je n’en suis pas mécontent. Je suis même bien loin d’être triste. Il était du signe du cancer et il est mort aujourd’hui, le jour de son anniversaire, le quatorze juillet. Bizarrement j’ai regardé l’horoscope ce matin, chose que je ne fais jamais. La journée qui l’attendait devait être « belle et agréable ». La mort n’est peut-être pas si désagréable lorsqu’on ne s’y est pas préparé, ou du moins quand on n’est pas prévenu. N’est-ce pas plus pénible pour ceux qui restent ?

À quoi penses-tu,? me demande Filomène sortant en petite tenue de la salle de bains. Elle se plante devant moi les poings sur les hanches. Alors c’était bien le défilé ? Mais pourquoi tu souris ?

C’est difficile de lui expliquer la raison de ma gaieté… Elle se met à enfiler une petite robe légère sur sa peau nue.

-Tu veux ma photo ? m’adresse-t-elle avec air mutin tandis que je la suis des yeux d’une façon sans doute un peu trop lubrique. Difficile de lui annoncer que son ex venait de passer l’arme à gauche. Et surtout pas comment je l’avais appris.

Tu es de quel signe déjà? J’essaie de changer de sujet.

Mais je suis scorpion, je croyais que tu le savais me reproche-t-elle en me lançant un regard noir. Je suis Bélier et tout en m’efforçant de ne pas accorder le moindre crédit à ces foutaises, je me demande si mon signe s’accorderait un jour avec celui de Filomène. Le signe du cancer par contre…

J’étais tombé épouvantablement amoureux de cette fille brune, vive et fantasque au point d’en arriver à toutes les extrémités pour la séduire. Et l’accaparer. Car je manquais de confiance en moi et je me méfiais du rival à qui je l’avais subtilisée. Je la regarde à la dérobée tout en me disant que j’avais drôlement bien fait.

Tu m’emmènes danser ce soir?

Je prends un air ahuri.

Mais c’est le quatorze juillet, allez viens on va fêter la Révolution ! Sa façon de rouler les R de révolution me plait au plus haut point et je me force à me lever et à être enthousiaste, tout en essayant de chasser de mes pensées les événements de ce matin. Filomène tu aimes la lune et moi j’adore la fête avec toi.

J’ai toujours aimé les défilés militaires. Lorsque j’étais petit, chaque année mon grand-père n’emmenait sur les Champs Élysées. On se mêlait à la foule. Il me juchait sur ses épaules et il m’interrogeait sur ce que je voyais. Ce qui l’intéressait le plus c’était les blindés. Il avait fait la guerre dans les chars et nous vibrions ensemble au rythme des chenilles des Leclerc. Nous rentrions à la maison main dans la main en papotant. Je l’aimais bien mon grand-père il avait combattu en Afrique. Je ne sais si c’était vraiment pour lutter contre les envahisseurs. J’ai l’impression que c’était plutôt pour vivre une vie d’aventure.

Mais il avait été fait prisonnier. Je regardais son tatouage sur l’avant-bras où son numéro de stalag était inscrit. Sans doute honteux, il le cachait avec sa manche de chemise. Il ne voulait pas en parler, il disait que c’était de l’histoire ancienne. Pour ma grand-mère ce fût une histoire de larmes et de sang. A son retour, elle perdit sa liberté, elle accoucha de ma mère et sa bonne humeur s’en fût définitivement. Personne ne comprit sa disparition, tout le monde souffrit de son geste et mon grand-père n’en parlât pas, pas plus que de la guerre.

Ce matin comme chaque Quatorze juillet je n’ai pas failli à la règle, fidèle au souvenir de mon grand-père je suis allé voir le défilé. Je me suis mêlé à la foule et je me suis souvenu. C’était il y a un an. J’avais rencontré Athanase Delvivo dans le magasin de maquettes de La Chaussée d’Antin. Nous nous y étions déjà croisés plusieurs fois sans faire attention l’un à l’autre. Il était amateur d’avions de chasse. Ce jour-là je cherchais la maquette du Patton M47. Ce jour-là il était accompagné de l’ineffable Filomène qui s’ennuyait fermement au milieu des modèles réduits. Ce jour-là je suis tombé irrémédiablement sous le charme de la jeune femme. Jour après jour Delvivo et moi nous sommes devenus amis. Nous nous échangions des revues, nous discutions des modèles réduits interminablement jusqu’à la fermeture. Nos planètes certes s’alignaient mais en fait c’était Filomène la seule comète que je voulais attraper. Ce ne fut pas difficile, mon ami était naïf et peu méfiant. Il ne semblait pas très attaché à elle, ne lui montrait jamais son affection en public, et elle paraissait d’ailleurs peu soucieuse de recevoir des démonstrations. Elle semblait juste satisfaite de sa vie et de sa compagnie. Seulement moi je l’emmenais au cinéma, au concert et au salon de thé et malgré ma timidité, l’affaire fut rapidement conclue. Curieusement alors que je m’y attendais le moins du monde, l’attitude d’Athanase Delvivo changea à mon égard. Filomène et moi n’avions pourtant pas caché l’attirance que nous avions l’un pour l’autre. Et si au départ il semblait n’en avoir cure, il montra au fil de nos rencontres une agressivité croissante. Il prenait un ton sarcastique pour me parler, critiquait mes choix, me regardait de côté les sourcils froncés. Puis il s’enquerrait de Filomène, se demandant comment elle pouvait me supporter encore, et qu’est-ce qu’elle pouvait bien me trouver et patati et patata. Un jour un F16 à la main il me regarda fixement et il me dit qu’un jour elle lui reviendrait, que leur amour était éternel. Puis il termina sa phrase en faisant mine de foncer sur moi avec le chasseur et en imitant le bruit d’un missile explosant sur ma tête. Il commençait à mettre des tenues débraillées, il avait le cheveu sale, son haleine puait l’alcool et le tabac. Athanase commençait à m’inquiéter et je ne vins plus au magasin de la Chaussée d’Antin.

Et voici que j’aperçois mon ancien ami à quelques mètres, en arrière des premiers rangs sur le boulevard. Il y a beaucoup de monde et de bruit, la fanfare des hommes au béret vert passe lentement devant nous, tandis que les spectateurs applaudissent. Je regarde fasciné le régiment par dessus les têtes quand quelqu’un me tire par la manche violemment. C’est Delvivo qui me bouscule, me souffle dessus, les yeux exorbités, il est encore plus débraillé que d’habitude. Il m’entraîne tout en vociférant un langage incohérent. Je n’arrive pas à lui résister et nous nous retrouvons sur les quais. Il se met à m’apostropher, m’accusant d’avoir brisé sa vie en lui prenant Filomène, il éructe, il vitupère, il s’agite, il me menace, il me pousse, il finit par m’exaspérer et je le rejette brutalement.

Delvivo très affaibli tournoie comme une feuille que le vent pousse, perd l’équilibre, tombe, puis au dernier moment, s’accroche à un bout de ferraille planté là. Il s’accroche Delvivo, il veut vivre, il veut encore croire en son immortalité. Il lève les yeux vers moi, il grimace, me demande de le tirer de là. Dans un réflexe je saisis sa main, je l’amène à moi. Sur son avant-bras je vois un tatouage. Alors je le lâche.

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