Horoscope Fatal

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21 / 06 / 2022
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Horoscope Fatal

* Orteil d’or 2022 *

Athanase Del Vivo est mort.

Peut-être avez-vous entendu parler de lui ou étiez-vous un de ses followers, un de ses « amis » comme on dit, souvent improprement, sur Facebook ou sur Instagram voire sur Second Life ?

J’ai fait sa connaissance il y a plus de dix ans, sur Internet. J’avais déjà des insomnies à l’époque, pendant lesquelles je ruminais les échecs de la journée, de l’année, de ma vie, dans un demi-sommeil qui ne réparait ni mon corps ni mon âme. Une nuit de ressassements trop stressants, j’ai décidé de me lever pour mettre à profit cette veille pénible en terminant la lecture d’un roman passionnant, dont j’ai oublié le nom, au calme dans mon bureau. Je n’avais pas dû éteindre mon ordinateur car, alors que j’allais saisir mon livre posé sur la table, l’écran s’est allumé sur une photo insolite : en gros plan, une petite araignée verdâtre en train de déguster un syrphe deux fois plus gros qu’elle. Son corps ressemblait à un crane pointu et chauve doté de deux orbites vides et d’une bouche béante qui m’évoquaient un tableau célèbre. Je ne sais pas ce qui m’a pris : j’ai immédiatement écrit en commentaire : « L’araignée qui a inspiré « le Cri » de Munch ! », avec un lien vers la reproduction du tableau.

Et au lieu de finir la lecture de mon roman, j’ai continué à bidouiller sur Facebook.

C’est cette nuit -là qu’Athanase Del Vivo est entré dans ma vie.

D’après sa bio, il était né à Cuba en septembre 1975 alors que le cyclone Éloïse ravageait le pays, détruisant la case qui abritait les amours éphémères d’un technicien russe, Athanase Nikotine, et de sa mère, Zoé Del Vivo, ingénieure agricole. Le bébé survécut. Zoé l’avait prénommé Athanase, l’immortel, en souvenir de son géniteur, et pour conjurer le sort comme il se doit.

Sur Facebook sa photo de profil était superbe, avis subjectif évidemment, un collage de tout ce qui me plaisait dans l’apparence d’un être humain, un visage de pharaon nubien à la peau sombre, aux reflets bleutés, des yeux noirs pailletés d’or, un sourire énigmatique , des bouclettes laineuses pour couronner un crâne rond.

Sa photo de couverture, elle, offrait le rêve d’une mer tropicale turquoise léchant du sable blanc, sur laquelle voguaient ces mots, comme un vœu propitiatoire : « La journée qui vous attend sera belle et agréable ». Un horoscope définitif.

S’affichaient ainsi d’emblée les deux facettes de son talent : la photographie et l’astrologie.

Je me suis d’abord concentrée sur les photos publiées sur Facebook puis sur Instagram, conçues pour faire sourire ou rêver pendant quelques minutes. Elles étaient surprenantes, non pas tant par le choix des sujets, plutôt banals, mais par les angles originaux qu’Athanase choisissait, offrant sa vision personnelle du monde, une vision esthétique, sensible et positive. Une bouffée d’air.

Au fil des années, témoins de son inspiration éclectique et de ses voyages, furent publiés par exemple, une « mauvaise » herbe vaillante et gracieuse au pied d’un mur d’immeuble parisien, un motif ressemblant à un masque traditionnel cinghalais sur un coquillage, le pied élégant et fin d’une statue au Louvre, le geste raffiné d’une Apsara sur un temple khmer, les façades kaléidoscopiques des Champs-Élysées. Tout devenait poétique. Ses followers aimaient son style mais n’étaient pas très nombreux.

En fait il était surtout connu pour les horoscopes fantasques et insolites qu’il publiait une fois par mois sur Facebook.. Je me souviens d’un de ses premiers horoscopes qui recommandait aux Gémeaux l’achat de n’importe quel animal pour sortir de leur dépression, à condition qu’il ne soit pas empaillé. Ma journée en avait tout de suite pris des couleurs plus gaies. Ses horoscopes étaient rituellement précédés de la mention : « la rédaction décline toute responsabilité au cas où les prévisions ne se réalisent pas ». Et tous les textes étaient de la même veine, entre blague et bon sens.

Les amis virtuels de sa page d’astrologie, surtout des femmes, ont fini par se compter par centaines, attirés par le bouche-à-oreille, le fameux buzz, dans le jargon des réseaux sociaux. Il y avait abondance de commentaires sous les horoscopes qui servaient probablement de détonateur pour ses « amis ». C’étaient parfois des anecdotes heureuses mais le plus souvent des morceaux de vie atroces, racontés crûment ou avec une touchante naïveté : les commentateurs y lâchaient le trop plein de détresse qu’ils ne pouvaient plus contenir. Malheureusement, le buzz a également attiré des essaims de frelons, des trolls, des provocateurs, des malfaisants. Ils déversaient leurs propos malveillants sur les pauvres commentateurs trop confiants, attirant d’autres individus qui rajoutaient leur venin. Une spirale répugnante.

Je me suis muée en modératrice. Je subissais ces assauts de malveillance de plein fouet.

Alors la page publique d’Athanase s’est transformée en groupe privé pour essayer de maîtriser l’afflux d’adeptes du lynchage. Sans résultat. Au bout de quelques mois, je n’en pouvais plus. Il fallait que ça s’arrête. Il en allait de ma santé. Mais comment me sortir de ce guêpier ?

La solution m’est apparue avec la violence d’un flash en lisant sur Facebook l’horoscope du mois de juin d’un des confrères astrologues, une des sources d’inspiration du compte. Il prédisait pour le signe de la Vierge, celui d’Athanase justement .

« Santé : Saluez pour moi le Créateur que vous allez tôt ou tard rencontrer. ».

Tout est devenu clair. Je tenais la solution : la mort !

Sans perdre de temps, j’ai tranché dans le vif.

J’ai supprimé item par item tout ce qui existait sur le compte d’Athanase, partagée entre la tristesse de la destruction minutieuse et systématique de mon travail et l’allégresse de ma libération de l’asservissement à ce compte mortifère.

J’ai eu une dernière pensée pour ceux qui se demanderaient pourquoi ils ne voyaient plus de post d’Athanase sur leur fil, ceux avec lesquels s’étaient créés des liens moins superficiels, qui viendraient tôt ou tard aux nouvelles sur son mur. J’ai laissé la page d’accueil mais sous sa photo, que je n’avais jamais changée, j’ai modifié le texte et écrit en blanc sur fond noir :

Athanase Del Vivo est mort

La journée qui l’attend est belle et agréable

Pour une fois ce n’est pas un euphémisme : moi, Bela, j’ai supprimé Athanase Del Vivo, mon Abel, ma création, mon frère.

La journée qui m’attend sera belle et agréable, avec ou sans horoscope.

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