Odette

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19 / 05 / 2020
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Ils parvinrent à se faire une place dans le défilé compact qui encombrait l’unique route. Odette se calmait. Son regard était devenu vitreux et sa respiration soufflait des petites bulles entre ses lèvres. Elle ne pesait pas grand chose. Il veillait à ce qu’on la vit bien contre son épaule. S’il regrettait un peu qu’elle ne pleure plus – peu de gens sont capables de résister au chagrin d’un bébé – il était soulagé qu’elle eut cessé d’appeler sa mère à grands cris, se tortillant entre ses bras comme si elle était possédée. Il avait du sacrifier un peu de son dernier shoot, mais la gosse n’avait pas résisté longtemps au crack. Encombré par la petite il n’avait rejoint la route principale qu’en escaladant un talus escarpé. Ses mains saignaient encore des coupures de cette putain de liane qui pousse partout ici. Il avait dû jouer des épaules pour parvenir à prendre place dans le flot serré des fuyards. Sa carrure, mais plus encore Odette et son minois désespéré avaient fait le reste. Le soleil tapait sans retenue. Il estima qu’il devait être près de midi. Parfois une silhouette devant lui tanguait puis était engloutie dans le flux humain. Les cris s’éteignaient rapidement, comme étouffés. Et tous lui marchaient dessus. Comment faire autrement. Personne n’avait vraiment la possibilité de choisir où poser ses pas. Plusieurs fois il avait senti ses pieds monter sur quelque chose qui n’avait pas la dureté de l’asphalte, et il avait compris qu’il s’agissait d’un corps. Une odeur désagréable flottait tout autour. Aucune brise n’agitait l’épaisse poussière qui montait de l’exode, grasse de toutes les sueurs. Un fleuve humain couleur de haillons se pressait à présent entre les hauts murs de briques annonçant les faubourgs. Un hélicoptère le survolait parfois, une vieille Alouette aux couleurs de la gendarmerie. Une odeur plus détestable encore agressa ses narines. Amollie par la drogue, Odette s’était lâchée. La couche déjà bien chargée ne retenait plus rien, et des filets de merde coulèrent sur son débardeur. Il fut tenté de se débarrasser de la gosse en la laissant glisser jusqu’au sol. Personne ne s’en apercevrait. Seulement une intuition lui soufflait que ce n’était pas une bonne idée. Que la petite Odette lui serait encore utile. Souvent dans son existence, il s’était félicité d’avoir aveuglément fait confiance en son instinct de survie. Comme le font la plupart des habitants de l’île. Et en ce moment l’instinct commandait de fuir jusqu’au port, et le plus rapidement possible, car la population dépasserait de loin la capacité des navires habituellement amarrés.

Le mouvement de fuite ralentit tandis que plus loin montait une rumeur d’émeute. Quelques détonations l’aplatissaient sporadiquement, tandis que des ondes de chaos parcouraient la foule. Ils devaient approcher d’un check-point. Un souffle venu des hauts les parcourait parfois de son haleine brûlante, alarmant davantage les plus paniqués. Enfin ils purent se tenir face à une patte d’oie grillagée où une escouade de soldats triait les réfugiés en deux flots d’importance différente. Le plus maigre semblait aller vers le port, et comportait surtout des femmes et des enfants. Les hommes et quelques vieilles étaient pour la plupart dirigés vers les grands bâtiments des sucreries. Il approcha comme il le put du côté qui lui semblait préférable ; il se fit engueuler, failli être renversé. Le sol qu’ils piétinaient était jonché de détritus et de lambeaux de vêtements. Un gigantesque soldat à face de brute, le cerbère du tri, jouait de la trique avec conviction. Ses bras énormes étaient couverts de sueur. Quand il devina au regard de la brute que sa destination serait la sucrerie, il pinça méchamment une cuisse d’Odette qui se mit à beugler, comme un veau, le regard perdu, à demi consumée par la soif et la drogue. Le bidasse hésita alors, considéra la face ravagée d’Odette, les efforts que faisait son père pour la consoler, avec les traînées de merde sur le marcel. La trique changea de destination, désigna le port. Il remercia de la tête, posa un dernier bisou sur la joue d’Odette et bousculant deux vieilles, se glissa en direction des quais que dominait la silhouette d’un transatlantique. Soulagé, il avançait maintenant à grands pas. Une brise de mer les rafraîchissait un peu, faisant voleter les boucles de la fillette, qui retombait dans l’hébétude. À un deuxième check-point, ils reçurent de l’eau. Odette téta comme elle put à même le quart en aluminium que lui tendit une infirmière. À la question où était la maman, il répondit qu’elle était déjà passée avec les deux grands. L’infirmière lui sourit et il s’engagea vers le quai à passagers. Il pensa à la mère d’Odette, à ses hurlements quand il lui avait dérobé la petite et comment il avait dû la tuer tellement elle s’accrochait à eux en hurlant. C’était une mocheté de la vie, une circonstance à la con,  une fois encore la faute à pas de chance. Quand il ne fut plus qu’à une centaine de mètres du paquebot dont les cheminées fumaient noir et qu’il mesura qu’aucun barrage ne pouvait plus lui en interdire l’accès, il avisa un container à demi crevé, en bordure de rails. Il se laissa dériver vers lui, abandonna le flot des mères et des marmots pour s’en approcher. Il y régnait une température de four. Il aperçut à l’intérieur des ordures et des sacs de jute. Il y posa Odette, vérifia que personne ne risquait d’apercevoir la môme depuis le quai, retira son débardeur taché et rejoignit en grands enjambées le flot qui se pressait à l’entrée des passerelles. Il dut encore un peu bousculer et gueuler pour atteindre le pont du navire. Ce dernier grouillait de monde à tous les étages. Les vibrations des moteurs étaient de bonne augure. Quelques minutes après qu’il se soit adossé à l’ombre d’une manche à air, on détacha les passerelles, ce qui occasionna nombre de hurlements et de plongeons dans les eaux du port. Puis le bateau lentement se déhala. Devant une foule vociférante, il pivota lentement, tendant son étrave vers le large. L’homme s’approcha du bastingage. Derrière eux le panache du volcan avait encore forci, grimpant à des kilomètres d’altitude et recouvrant les deux tiers de l’île. Alors, attrapant sa médaille de baptême qui ne quittait jamais sa poitrine, avec gratitude, il l’embrassa par trois fois.

19 mai 2020 – Nouvelles – Anatole

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