La femme sans âge

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13 / 04 / 2020
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La femme sans âge

Il était une fois une famille pauvre qui comptait trois filles. Alors qu’elle avançait déjà en âge, la mère se découvrit à nouveau pleine. Ayant peur pour sa vie, elle tenta de convaincre son mari d’aller voir un rebouteux pour qu’il la délivre, ajoutant à son âge la question financière :

«  – Une bouche de plus à nourrir, te rends-tu compte l’Albert ? Et moi qui suis déjà si vieille et si usée…

– Allons ma Jeanne, aies confiance en la nature. Si elle l’a mis là et qu’il y reste, c’est que tu pourras le porter. Et nos filles mangent si peu, une bouche de plus ou de moins de changera pas grand-chose. Pense plutôt à l’argent qu’ils nous rapporteront quand ils iront travailler ! »

Ainsi la Jeanne mena sa grossesse, répétant tout le jour à qui voulait l’entendre qu’elle n’avait plus l’âge, qu’à son âge on ferait mieux de se reposer, que tout le monde ne ferait pas ça à son âge. Et au bout de neuf mois naquit une petite fille. L’accouchement se passa bien malgré l’âge de la mère, mais on découvrit peu à peu que la petite n’en avait pas, d’âge. Comprenez : le jour de sa naissance, elle paraissait vingt-sept ans, visage frais, œil rieur, formes arrondies. Le lendemain, voilà qu’elle n’avait plus que six ans ! Cheveux clairs et tournoyants, corps dodu sans poitrine, deux trous à la place des incisives. Le lendemain encore, la voilà plus âgée que sa propre mère ! Rides autour des yeux, peau plissée, un trou à la place d’une molaire et un sac de souvenirs sur l’épaule.

On comprit vite que la petite n’aurait pas une vie facile, et ses parents l’appelèrent Sendangera, qui voulait dire sans âge. Sendangera eut bien du mal à se faire accepter par ses sœurs et à l’école : pensez donc, un jour vous jouez au loup avec une jeune fille de votre âge, le lendemain la même jeune fille ressemble à la sœur de votre grand-mère ! Mais Sendangera grandit, tant bien que mal.

Le jour de ses quinze ans, elle en avait trente-sept. Ses parents lui expliquèrent qu’elle devait aller chercher du travail, qu’ils ne pourraient plus la nourrir. Sendangera prit son balluchon et marcha jusqu’à la ville voisine. Le temps d’arriver, elle avait soixante-douze ans. Elle se présenta dans plusieurs restaurants ou hôtels particuliers, mais partout on la renvoya en disant qu’elle était trop vieille pour les postes vacants. Elle avait beau expliquer qu’elle avait quinze ans, elle voyait bien qu’elle aggravait son cas. Résignée, elle laissa passer la nuit. Le lendemain, à quinze ans et un jour, elle avait trente-deux ans. Plus facile pour trouver du travail ! Elle réussit à se faire embaucher dans une riche famille. Elle devrait prendre soin du nouveau-né, Richard. Cela lui convenait parfaitement, car le bébé ne pourrait pas la juger. Les jours où elle avait entre douze et soixante ans, elle se débrouillait pour bien se farder et se maquille et restait au maximum dans l’ombre et la tête baissée. Les jours où elle avait entre six et douze ans, ou plus de soixante ans, elle s’arrangeait pour déposer Richard au moment où ses parents étaient sortis de la pièce un instant. Les jours où elle avait moins de six ans ou plus de quatre-vingt, elle se faisait porter pâle, disant qu’elle était malade ou indisposée. Or, plus elle vieillissait, plus elle avait moins de six ans. Triste sort… Le jour de ses seize ans, elle en avait quarante-sept. Elle avait bien comblé ses quelques rides au fond de teint et éclairci ses cernes. Pourtant son patron lui expliqua que ça ne pouvait plus durer, qu’elle était trop souvent malade et qu’il fallait qu’elle parte. Sendangera dit au-revoir à Richard le cœur lourd et se mit à traîner dans les bars de la ville.

On raconta souvent à Richard l’histoire de la petite bonne qui avait pris soin de lui et qui était si mystérieuse.

Le jour de ses dix-huit ans, il en avait bien dix-huit et sortit en ville. Dans un troquet, il croisa une femme âgée de quatre-vingt ans. Il la reconnut tout de suite.

« – Sendangera, c’est toi !

– Oui, c’est moi Richard, comment m’as-tu reconnue ? »

En effet, c’était difficile à croire, puisqu’alors âgée de trente-trois ans, elle en avait quatre-vingt. Mais Richard s’en fichait et il voulut l’épouser.

« – Mais je suis bien plus vieille que toi, Richard !

– Qu’importe, dit-il, tu as quinze ans de plus que moi, c’est vrai, mais l’âge ne compte pas quand on aime ! 

– Tant mieux, dit-elle, tant mieux. »

Le lendemain, jour de ses trente-trois ans, elle avait quatorze. Et le surlendemain, elle en avait quarante-et-un.

Ils firent de grandes fiançailles. Ils se marièrent le jour des trente-cinq ans de Sendangera. Par chance, elle en avait trente-deux. La nature sait se montrer généreuse pour les amours pures. Pendant ses vœux, Richard dit :

«  – Elle était venue habiter avec nous au moment de ma naissance, quand je la revis, elle avait quatre-vingt ans. Le jour de ses trente-quatre ans, elle en avait cinq, et le jour de ses trente-quatre ans et demi elle en avait soixante-quatorze. La vie est toujours une surprise aux côtés de ma Sendangera. »

Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants, qui naquirent à des âges très divers.

8 avril 2020 – Nouvelles – Anne Le Goff

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