Elle était venue habiter avec nous… / Pascal

Elle était venue habiter avec nous au moment de ma naissance, quand je la revis, elle avait quatre-vingt

Je n’aurais pas pu croire qu’un enfant puisse s’imprégner d’un regard, d’une odeur, du grain de la peau, tout ce que je retrouvais soudain en l’embrassant.

Ses yeux bleus me regardaient tendrement, j’en retrouvais l’éclat vif et protecteur lorsqu’elle me prit dans ses bras.

Sa voix familière mais oubliée me fit chavirer quand elle me demanda comment j’allais :

J’avais 6 ans, je rentrais de l’école avec mon gros cartable en cuir que je traînais péniblement derrière moi. Elle m’attendait avec un grand sourire. Le goûter était prêt sur la table de la cuisine. Un grand bol de cacao et une tranche de brioche à peine sortie du four. L’odeur de beurre et de sucre avait envahi la maison.

Comment s’est passé ta journée à l’école, tu as bien joué, tu as ramené toutes tes billes, les questions fusaient, j’avais à peine le temps d’y répondre.

Le bol de chocolat est vide. Est-ce que tu as une lecture. Rémi et Colette sur la table, j’ annone ma leçon tant bien que mal sous son regard encourageant. Très bien, je suis sûre que demain tu auras un Très Bien à la lecture. Tu peux aller jouer maintenant pendant que je prépare le dîner. Elle m’expédie dans la cour avec un baiser sonore sur la joue.

Je me demande comment j’ai pu oublier tout cela. Et les crêpes, je devais en faire sauter au moins une avec une pièce dans la main, elle ne revenait pas toujours dans la poêle, Et les bouquets de pissenlits ou de coquelicots que je ramenais fièrement. Et ses nuits de veille lorsque j’étais malade, les frictions de Wicks Vaporub et le gant de toilette frais pour rafraîchir le front brûlant.

Je suis bien dans ses souvenirs, je n’ai pas envie de voir, entendre ou comprendre pourquoi elle est là, pourquoi il a fallu attendre toute ces années pour la revoir, autour d’un cercueil, celui de mon père

Elle est là toute en noir, le regard qui cherche à savoir comment je surmonte l’épreuve et j’ai seulement envie d’un bol de cacao et d’une tranche de brioche.

8 avril 2020 – Nouvelles –  Pascal Leroueille