Libre pensée Prix spécial du jury 2019

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26 / 06 / 2019
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Libre pensée

Une perforeuse déboucha sur la droite du souterrain où les dorylus révoltées suffoquaient sous les émanations d’acide. Heureusement, c’était une ligue contre le polyétisme de caste et cela permit au petit groupe de dégager pour respirer dans le couloir 911. Petit à petit, les insurgées convergeaient et cernaient la spermathèque. Bientôt la soldatesque déposa les armes, affolée par l’idée d’une destruction vengeresse du précieux trésor. Les dorylus rangèrent leurs tenues de manifestantes pour la plupart en fraké ou limba, plièrent ce qui restait des banderoles. Elles avaient gagné après des semaines doryliennes de lutte intense. Une nouvelle société allait se mettre en place. Gaméga regarda Scopa et elles ne purent s’empêcher de remuer joyeusement du pédicelle. En ce jour plein de solennité, après la mort de plusieurs amies, après les blessures qui zébraient leurs corps solides, elles lâchaient la pression de cette manière pour fêter la victoire ! Les tours de garde s’organisèrent vite et de façon à reposer une partie des plus valeureuses. Gaméga et Scopa se trouvaient libérées de toute fonction. Elles en profitèrent pour sortir des couloirs qui résonnaient encore du fracas des armes et descendirent laborieusement le dôme du Noroît. En bas, en riant, elles échouèrent au pied d’un tronc bleu entouré de végétaux pionniers vert anis. Des mémapodes s’enfuirent en grognant du tapis mousseux lorsqu’elles s’écroulèrent dessus ce qui déclencha un fou rire aux deux dorylus.

Les deux astres étaient en pleine aube laissant l’éther baigner dans des couleurs crocines. C’était un spectacle fabuleux après l’enfer des derniers jours. La soldatesque avait été impitoyable et elles eurent une pensée pour toutes les copines qui étaient tombées dans les tranchées et les assauts. C’est les yeux humides qu’elles se regardèrent intensément, puis leurs têtes fléchirent et, naturellement, leurs bouches se joignirent. La liberté totale était acquise, plus rien n’importait que cet instant. Leurs nombreux membres explorèrent le corps de l’autre jusqu’aux glandes métapleurales et elles se laissèrent aller au plaisir que seule les vivantes libérées peuvent atteindre. Après de longs échanges sensuels, elles s’allongèrent sur leur dos ambré, contemplant les rayons de lumière qui inondaient désormais la sylve.

Au bout d’un moment de soupirs jubilatoires, Scopa proposa : « Gaméga allons observer les krapoks ! ». « Superbe idée ! » répondit sa compagne. Et elles partirent pour un long chemin. Elles suivirent le sentier un bon moment puis bifurquèrent dans la jungle d’angiospermes, enjambèrent des amoncellements de sylvettes, franchirent des monts et des vaux, elles croisèrent même des stylommatophores s’accouplant dans un taillis et pouffèrent. Enfin elles parvinrent au ravin bordé de petites consyres, elles se tapirent et épièrent.

Ils étaient là comme à chaque fois, le mythe, par lequel l’utopie de leur enfance était devenue une réalité. Le krapok coupait de la sylvette devant l’équivalent de leur dôme et respirait la gentillesse. La krapoka préparait une galette à la malus, à l’intérieur. On pouvait l’apercevoir par un corridor, heureuse. Une krapokette courait dans les angiospermes, tombait puis se relevait en souriant. Une autre krapokette et une krapoado caressaient un être cynologique devant un drôle de dôme. La krapoado était aveugle mais son visage d’ailuropoda rayonnait de bonheur. Et toujours revenait cette étrange musique qui commençait par mi, sol, la, si. C’est ainsi que Scopa et Gaméga les avaient éternellement connus. Ils étaient géants, plus grands que quinze H.L.M. (Habitation Locale Myrmécéenne). Ils avaient conquis leur indépendance depuis longtemps et à leur tête, ils avaient élu, au suffrage universel, un président dans une république.

Désormais, les fourmis dorylus du Noroît n’auraient plus une reine mais organiseraient une élection présidentielle comme leurs modèles krapoks. Scopa et Gaméga se mêlèrent les antennes et versèrent une larme en s’effondrant pattes dessus, pattes dessous.

Un violent coup de torchon les firent voler démantibulées quelques mètres plus loin et Amadhi Aram Mempo maugréa en wolof : « Saloperie de bestioles, on ne peut pas regarder la petite maison dans la prairie tranquillement ! ».

26 juin 2019 – Orteil d’Or 2019 – Fabienne Dubues

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