Vert dur

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27 / 06 / 2018
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Vert dur

Au début, ce n’était qu’une rumeur. Une rumeur du fin fond des forêts primaires. Mais c’était une rumeur qui enflait jusqu’aux oreilles les plus indiscrètes.

Paris XIème, 23 juin, 3H A.M.

Vargas fait les cents pas dans le local de Vert Indigo, une association de deep ecology quasi anonyme et pour cause : dans ces soubassements, elle est coutumière d’actes de terrorisme. Pour Vargas ce n’est que justice. Bientôt, un laboratoire d’expérimentations animales en banlieue va être saccagé et les bêtes libérées. On ne badine pas comme à Greenpeace chez Vert Indigo, même s’il n’y a que douze membres. Pour l’instant, Vargas attend un coup de fil du Brésil où Michel Temer poursuit assidûment les basses œuvres de Dilma Roussef surnommée en son temps la « tronçonneuse ». La forêt amazonienne est décimée pour des plantations de canne à sucre afin de fournir, comble d’hypocrisie et de bêtise, du bioéthanol, carburant vert. Vargas en a mal aux tripes. Il hait l’humanité triomphante et sa morgue à vouloir régner sur tout ce qui vit. Cet anthropocentrisme prétentieux est même inscrit dans les premières phrases de l’Ancien Testament dès la genèse. Vargas n’arrive pas à s’émouvoir des pertes dans les catastrophes naturelles, l’homme a colonisé la terre en dépit du bon sens et il y en a 7 milliards ! C’est à vomir. Mais une incroyable nouvelle pourrait bien changer la donne. Régis doit l’appeler dès qu’il en a la confirmation. Vargas peste de ne pas avoir pu se rendre lui-même sur place mais il est frappé d’une interdiction de quitter le territoire depuis qu’il a réussi quelques placages de CRS en souvenir de ses années de rugby. Pour le moment, il tourne en rond, impatient. A 4H32- Vargas a les yeux rivés sur la pendule, Régis sonne enfin, il est essoufflé à l’autre bout et ne peut répéter que « Vargas… Vargas… » lequel se fâche : vas-tu parler bon sang ! ». « Attends… j’ai couru… tout du long… ». « Dépêche-toi ! ». « Vargas… c’est extraordinaire… tout est vrai… je l’ai vu… de mes propres yeux… je l’ai vu ! ».

Vaux, 24 juin, 7H A.M.

Alexandre enfile son cycliste et son tee-shirt fluorescent. Il ajuste sa montre chrono et son appareil à pulsations cardiaques de chez Décathlon. Il traverse et rejoint le chemin de halage. Après quelques échauffements, il prend une respiration de parturiente et démarre en petites foulées. Des rubans de végétaux lui fouettent la joue mais n’entame pas sa fixation. Quand il arrive en vue du Pont Paul Bert, la lueur du jour naissant donne aux quais d’Auxerre une atmosphère inhabituelle. Son attention s’éveille. Non ce n’est pas la lumière. Quelque chose a vraiment changé, mais quoi ? Un homme hagard lui fait signe ce qui achève de le sortir de son autisme de jogger. «  Ca a craqué toute la nuit… pas pu dormir », il désigne d’énormes racines de platane qui ont écartelé le bitume en de monstrueuses plaies. Le goudron est craquelé partout comme une terre de Sahel et se soulève par plaques aux pieds des arbres. Les rosiers ont grimpé et mangent le bois qui les entoure en touffes anarchiques mouchetés de couleurs. Un caoutchouc d’intérieur a crevé les vitres d’une fenêtre. En levant les yeux, Alexandre aperçoit une végétation exubérante qui ronge les bords de l’Yonne et des arbres décomplexés qui lancent comme des poings leurs branches trop lourdes. Parmi cette jungle, pas de voiture, juste des sirènes au loin et des gens qui errent, parfois encore en pyjama. La chaussée défoncée est de toute façon impraticable. Alexandre prends alors conscience qu’il ne fera plus de jogging.

Paris Ier, 24 juin, 3H P.M.

Régis, de retour du Brésil, en plein décalage horaire, subit l’interrogatoire de Vargas et pour la cinquième fois « Tu disais combien ? » « Deux mètres Vargas, les arbres coupés repoussent de deux mètres en une journée ! Les peuplades amazoniennes remontent le fleuve rien que pour le spectacle et ils sont hilares. » « La nature réagit Régis, elle trouve des anticorps au cancer humain. Elle avait, depuis le début de la révolution industrielle, sa propre solution et nous sommes arrivés au seuil de tolérance. Darwin doit triompher dans sa tombe, c’est l’adaptation la plus dingue que la terre ait jamais connue ! » Pour couper court aux déclarations redondantes de Vargas, Régis dit tout simplement : «  Nous sommes arrivés ». Les deux compères sont obligés de forcer la porte du Vieux Campeur qu’un lierre mégalomane bloque. Ils poussent les caddies de supermarché qu’ils ont réquisitionnés et Vargas se met à dévaliser les rayonnages camping du magasin désert. Tentes, sacs de couchage, réchauds, matelas … de quoi survivre dans la nature pour douze personnes.

Une fois servi, Vargas se retourne sur le seuil de la porte et déclare solennellement : « J’emmerde le reste de l’humanité ».

Fabienne Dubues

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