Le fil de l’eau

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27 / 06 / 2018
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 Le fil de l’eau

La lumière éclaire vivement toute chose. Les péniches se mirent dans l’eau. Un homme est là, qui astique le flanc de son bateau. Plus loin, deux femmes parlent, accoudées au bastingage. L’une a un foulard orange qui s’agite au rythme, têtu, de la discussion. Elle le réajuste machinalement, le soleil est si fort. Plus loin encore, presque à l’aplomb de la passerelle, trois enfants jouent par terre, intensément absorbés par l’édification d’un monticule de brindilles. De temps en temps, ils s’approchent vaguement de l’eau, en quête d’un peu de fraîcheur. Leur mère tressaute, les rappelle, avant de reprendre son téléphone, l’œil ailleurs. Je suis là, j’observe leur mine sérieuse devant l’édifice branlant qui absorbe toute leur réflexion. J’ai beaucoup marché depuis le lever du jour. J’ai sillonné la ville, apprécié l’intimité de l’aube dans des rues quasiment désertes, écouté le silence laisser place aux bruits, cherché l’ombre des glycines à mesure que le soleil gravissait le ciel. Il est au plus haut désormais. La mère a renoncé, elle a rangé son téléphone, elle est partie chercher l’ombre des petites rues. Les enfants marchent derrière, traînant un peu, s’amusant à soulever la poussière avec leur pied, guettant les minuscules plaisirs de la promenade. Je songe à les suivre. Je me retourne, les péniches sont désertées, elles aussi. L’aveuglante chaleur engourdit la ville. Léthargie solaire, lumière orange. Je ferme à demi les yeux, il ferait si bon s’assoupir, se laisser aller. Dans l’ombre de la passerelle, je peux presque me croire dans une maison aux volets mi-clos, forteresse au cœur de l’été. Mais non, je suis bien là. La statue de Paul Bert a beau me tourner le dos, je sens son regard insistant, sa main qui ébauche un discours. Peut-être s’est-il figé un jour de fournaise, sous des rayons de plomb ? Une mouche se pose sur ma jambe. Je la chasse. De toute façon, impossible de m’endormir. Je me relève.

Où irai-je cette fois ? Je pense à ma première fois, à mon premier retour, à mon désir d’alors de revoir la courbe de la rivière, saluer la cathédrale et l’abbaye, retrouver sous mes doigts le bois des vieilles maisons, courir comme autrefois dans le parc Roscoff, courir encore à l’Arbre sec, courir plus vite que les kayaks orange, m’arrêter pour les regarder filer sur l’eau –flammes liquides –, courir à nouveau pour défier le train sur l’autre rive, y renoncer dans un grand éclat de rire, et repartir dans l’autre sens, un peu essoufflé, prêt à recommencer. Ce jour-là, j’avais marché depuis la gare, sac au dos, nerveux à l’idée d’être là à nouveau, plein d’une témérité joyeuse, presque euphorique. Il faisait aussi chaud qu’aujourd’hui. Retrouver mes premières amours, l’étreinte de la ville. J’avais envie de courir vers l’eau comme autrefois, courir à nouveau. Mais je retenais mon élan. Je voulais prendre le temps de ces retrouvailles. Au bout de la rue de l’île aux plaisirs, le pont. J’avais plongé mon regard dans l’eau, soudain surpris d’être déçu. La rambarde était petite. J’avais cherché l’immensité de l’eau, le vertige des monuments, l’éclat parfait du bronze. Je n’avais vu qu’une rivière, un panorama touristique, un chewing-gum collé sur le socle de la statue. Quelque chose avait changé. Un rire bête m’avait saisi à mesure que je découvrais l’ampleur du désastre. Le rétrécissement de mon passé. Le saccage de mon enfance.

Oui, je repense à cette première fois. Et je souris. Au bout de quelques voyages, la déception a diminué. La ville m’a ré-apprivoisé. Il faut marcher, arpenter chaque rue, chaque ruelle, déambuler le long des quais, marcher encore et toujours. Je ne cours plus, je marche. Je veux retrouver l’âme de la ville, que l’on m’a volée. Inlassable, la lenteur m’y aide. Je scrute à ras de sol, mon regard s’enfonce dans l’eau froide, je m’allonge pour observer le ciel, je m’accroupis pour être submergé par les édifices, je me plante en bas de la cathédrale pour renouer avec les gargouilles d’antan, je défie la Tour de l’Horloge, tête renversée. Entre la terre et le ciel, je cherche Auxerre.

Caroline

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