La Passerelle

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27 / 06 / 2018
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La Passerelle

Les matins se ressemblent dans la petite ville bourguignonne. Le réveil est lent, engourdi. Comme si les habitants et les rues préféraient rester endormis .

L’homme se laissait glisser vers la rivière, promenade quotidienne du lever du jour pour apaiser l’habituelle insomnie. Toujours les mêmes pas en pointillé sur les pavés inégaux, le cerveau embrumé.

Il ne déviait jamais de son itinéraire matinal. Rue des Bons Enfants, rue Sous Murs et arriver exactement sur la Passerelle qu’il franchirait peut-être sans s’en apercevoir..

La rivière se dessinait petit-à-petit. Ce matin la lueur du jour naissant donnait aux quais d’Auxerre une atmosphère inhabituelle. L’homme en fut troublé. Il ne faisait pas froid mais un frisson l’imprégna. Son attention s’éveilla. Non ce n’était pas la lumière. Quelque chose avait vraiment changé .

Le manque de sommeil lui brouillait la tête et l’esprit. Une impression de vide, sentiment qui lui était habituel dans cette ville, mais ce n’était pas cela. Il y errait une odeur différente, pour l’instant indéfinissable, qui ne ressemblait à rien. Ni feu, ni vase stagnante, ni essence des villes, ni le parfum des fleurs et des arbres du printemps, ni les poubelles pas encore ramassées . Ce n’était pas cela. Il n’était plus très loin de la Passerelle qui permettait de passer à pied de la rive gauche à la rive droite, d’un côté Paris de l’autre Clamecy…

Ce fut la couleur du ciel qui l’interpella. Un bleu pas vraiment bleu, comme pas terminé, étonnamment uniforme et translucide, sans début ni fin. totalement lisse, sans imperfection, sans anicroche, infini. Il s’arrêta. Dans ce ciel étrange, pas un oiseau, pas une traînée blanche d’avion, et sur la terre ferme, pas un bruit. Le silence. Total, étourdissant. Ses pas aussi s’étaient tus , comme le vent. Le clapotis irrégulier de l’eau contre la berge avait même disparu.

Sous la Passerelle, il n’y avait plus d’eau.

L’homme était plus ébahi que pétrifié . Il pensa à un arrêt sur image, à la femme de Loth qui dans la Bible se transforme en statue de sel, à la fin du monde, à un gag, à un jeu , à une surprise. Il ne s’affolait pas, la Passerelle, elle était toujours là. Solide, bien réelle.

La rivière s’était déshabillée et il la trouvait plus jolie. Il imagina un peintre qui n’en pouvait plus de peindre l’eau plate et grise, les vignes identiques et les cerisiers en fleurs, et qui s’était débrouillé pour assécher la rivière.

Il fut surpris de voir des grosses pierres rondes ou pointues entourées d’un sable fin et léger. Comme une plage bordée de rochers. Une plage à Auxerre ! Certaines plantes qui séchaient semblaient presque océaniques, étonnées de respirer l’air bourguignon. Un léger filet d’eau serpentait encore entre les cailloux grisâtres et le sable étonnamment blond. Une plage au pied de la cathédrale…

Les surprises continuaient. Regardant sur la droite il constata que Paul Bert, fièrement installé sur son pont de pierre s’était retourné pour mieux voir ce qui se passait derrière lui. Cela le changeait avec bonheur de ces horribles bâtiments qu’il voyait tous les jours. Il pouvait admirer la nouvelle plage au pied de la Cathédrale.

L’homme scrutait du regard le nouveau paysage, toujours immobile. Il vit sur un rocher récemment découvert, une vieille petite dame toute en noire, assise paisiblement qui écrivait sur un cahier fatigué. Son visage porcelaine était détendu. Il l’avait déjà croisée, il en était certain. Elle dégageait une sensation de légèreté et de bonheur réel, ignorant ce qui se passait autour d’elle. Elle écrivait sans doute avec bonheur. Marie Noël, son nom lui revint.

D’autres personnages se promenaient le long de la rivière asséchée.

C’est en voyant un abbé en soutane noire jouant au ballon avec des enfants sortis de nulle part que l’homme commença à comprendre.

Les statues en bois qu’il avait vues quotidiennement pendant des années dans les rues ou places de la ville icaunaise prenaient vie sur la nouvelle plage. François Brochet, leur papa était présent, allant de l’un à l’autre, de Cadet Roussel à Restif de la Bretonne, jusqu’à la vieille dame.

L’homme avait rencontré François Brochet à Vézelay. Une douce et profonde émotion.

La rivière montait maintenant. La lumière redevenait auxerroise . La marée était haute à Auxerre. La matinée retrouvait insensiblement la monotonie habituelle.

La rivière coula à nouveau sous la Passerelle, calme et indifférente.

L’homme franchit la Passerelle.

Il était maintenant rive droite et la gare n’était plus très loin. Il quittait définitivement Auxerre. La Passerelle retrouvait ses couleurs bourguignonnes.

Il ne chercha pas à comprendre ce qui s’était passé. Le temps d’une marée basse à Auxerre, il réalisait tout à coup, en la quittant ce matin de printemps, qu’il avait aimé cette ville.

Philippe George

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