Antoine, le voyage

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01 / 05 / 2018
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Biographie : Voyage

On était prêt depuis plusieurs jours. C’était ce qu’on se répétait pour se donner du courage. On s’était entraîné. Plusieurs fois on nous avait réveillé en pleine nuit et fait marcher jusqu’au port. Pour rien, pour nous préparer pour le grand jour que chacun de nous craignait.

Pourtant à ce réveil là c’était différent. Les ordres étaient plus secs, plus vifs, plus électriques. Il faisait nuit noire et d’épais nuages cachaient les étoiles de juin.

Dans mon uniforme, j’avais froid malgré la moiteur de la nuit. On était parti au pas cadencé comme les fois d’avant. Impossible d’apercevoir les bosquets où nous embrassions nos amoureuses les soirs de permission. Nous marchions comme seuls au monde en étant des centaines. Tous, nous n’étions qu’un au milieu de rien comme traversant un couloir sans fin.

Après plusieurs kilomètres d’obscurité, nous avons fini par apercevoir comme des lucioles mais scintillantes, intermittentes. Les divers points lumineux se précisaient sans que j’arrive à reconnaître ce que cela pouvait être. Ce n’étaient pas des phares de véhicules, il y en avait trop et à des distances qui ne correspondaient pas. Tout ce noir m’engluait l’esprit. Je ne reconnaissais pas le chemin. Nous dirigeait-on vers le village et sa gare ou vers le port ? Rien ne ressemble plus à une haie qu’une haie dans une nuit sans lune.

Nos pas qui frappaient le sol nous tiraient de ce néant qui reprenait nos chevilles une fois le pied posé. Cette peur rampante qui nous collait au train m’empêchait de localiser les lieux. J’étais aveugle. C’est l’odeur qui me permit de me repairer. Celle de l’iode, des algues, de la marrée montante. Nous allions vers le port.

C’est à ce moment précis que les nuages cédèrent, nous révélant les bateaux. Le port en contenait plus que je n’en avais jamais vu. Finalement je préférais ne pas voir car cette fois-ci c’était le moment que nous redoutions tous. Personne n’osait regarder ses compagnons de marche pour rester vaillant et confiant. La peur ne devait pas nous reprendre, elle devait rester dans la campagne obscure. Elle devait disparaitre comme notre campement définitivement levé.

Les lumières à la proue des navires nous avaient guidés jusqu’à eux.

Les files se formaient. Escadron par escadron, nous embarquions. Personne n’osait examiner si le navire qui nous accueillait en était à son premier voyage. Avait-il déjà frôlé les mines flottantes que nous redoutions tous ? Avait-il des éraflures dues à des tirs de balles ou d’autres projectiles ?

Quand les moteurs se mirent en marche comme un seul, un bourdonnement monstrueux surgit de la mer. Nous quittions l’Angleterre.

Nous avions tous fait le voyage dans l’autre sens. Mais cette nuit était celle de notre débarquement. Les flots étaient lugubres et paresseux. Ils étaient épais et nous ne voulions pas en voir plus. Tant pis pour mon coeur qui se barbouillait, je ne voulais pas que le bateau stoppe son avancée. Je ne voulais pas apercevoir sous l’onde la silhouette d’une menace. Je ne voulais pas qu’un phare nous éclaire et que nous devenions des insectes pris au piège par la lampe.

Je priais, moi qui ne crois pas, pour que les ténèbres nous reprennent et que le voyage se poursuive. Les plus audacieux plissaient les yeux pour deviner le rivage à atteindre. Je ne le faisais pas.

Les gradés passaient entre nous et nous distribuaient de l’argent. Où allions nous accoster ? Chacun avait imaginé son débarquement plus d’une fois. Des paris avaient été lancés. La Belgique ? L’Allemagne ? La France ? En tant que Force Libre Polonaise, beaucoup espérait l’Allemagne pour reprendre au plus vite notre patrie à l’envahisseur. Je faisais partie de ceux qui espéraient la France. Ma famille devait y être, j’y avais grandi. Quand Stanislas remontra les billets qu’il avait en main, je reconnus les francs. J’avais notre destination.

Le temps s’était disloqué comme cette eau qui semblait sans limite; Les recommandations de l’entrainement reprenaient leur place à chaque vague. La houle qui s’était levée me permettait de camoufler mes jambes qui tremblaient. Je serrais ma médaille de baptême et ma plaque militaire. La nuit n’en finissait pas. Elle se déchira non sur le rivage mais sur des explosions lumineuses. Ce n’était pas un feu d’artifice qui saluait notre arrivée mais l’artillerie ennemie voulant stopper la vague humaine qui déferlait en Normandie.

14 novembre 2017 – Biographies – Emmanuelle Dal Pan

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