Le cabinet des échecs

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28 / 06 / 2017
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Orteil d’Or 2017 premier prix  :Le cabinet des échecs

J’étais très intimidé en sonnant à la porte de Germain Léclat. Qu’une personnalité aussi importante accepte de me recevoir pour me parler de mon manuscrit tenait du miracle. J’entendis son pas approcher lentement et une envie folle de m’enfuir me traversa.

Lorsqu’il m’ouvrit, je le trouvai plus dense que sur les photos, comme si ses rides avaient été modelées par un sculpteur sensible et inspiré. Je pensai à la chance que j’avais d’être en présence de son « buste vivant ».

– Entrez, entrez, mon cher ami. Ne faites pas attention au désordre.

En effet, les meubles, les chaises, débordaient de livres, d’œuvres d’art, mais aussi d’objets hétéroclites et mystérieux que je ne parvenais pas à identifier. Jusqu’à des éprouvettes, me sembla t-il.

– Vous voyez là les différentes strates de mes activités, je suis toujours en chantier et moi-même j’ai un peu de mal à m’y retrouver. Attendez un instant, je vais nous débarrasser un fauteuil.

Il déplaça une sorte de maquette en carton épais qui devait être d’un décor de théâtre.

– Voilà qui est fait. Installez-vous. Je vous offre une tisane ?

Après quelques échanges sur les difficultés de circulation et la météo, nous en vînmes au fait.

– J’ai lu votre manuscrit. Il n’est pas bon. Je suis désolé de vous le dire aussi abruptement.

Mon cœur s’arrêta. Je sentis le monde basculer.

– Cependant, j’aimerais vous aider. C’est pour cela que j’ai accepté de vous recevoir. Oh, pas pour travailler votre style, il faudra bien vous débrouiller seul et je ne voudrais surtout pas vous apprendre à écrire les mêmes sornettes que moi.

Il remarqua mon air défait.

Je vais vous montrer quelque-chose. Venez.

Je le suivis en ne manquant pas de remarquer les nombreux prix et distinctions qui tapissaient les murs, ainsi que des photographies avec des écrivains ou artistes. Il surprit mon regard admiratif, bien qu’embrumé par la déception.

– Ne faites pas attention à ça. L’important est par ici.

Il ouvrit une petite porte qu’on pouvait ne pas remarquer car elle était tapissée du même papier que le mur du couloir.

– Bienvenue dans mon cabinet des échecs ! Connaissez-vous la devise Shadock : « Ce n’est qu’en essayant continuellement que l’on finit par réussir. Ou, en d’autres termes : plus ça rate, plus on a de chance que ça marche. » ? Tenez. Je l’ai affichée là, à l’entrée.

La pièce était assez exiguë mais confortable.

– Regardez ces photos. Parfaitement ratées, n’est-ce pas ? Ici un doigt sur l’objectif ; là, plusieurs noires à cause du cache, vous voyez. Et surtout une bonne quantité de sols divers, herbeux, goudronnés, carrelés. Problème de déclenchement intempestif, vous comprenez, en faisant tourner la molette. Mais je n’ai pas tout affiché. J’ai un classeur spécial pour les portraits sans tête et un autre pour les flous complets.

– Là, j’ai gardé mes cinq convocations au permis de conduire. Figurez-vous que j’ai mis un temps considérable à associer le sens gauche/droite du clignoteur avec la manipulation haut/bas du levier. D’ailleurs, on ne dit pas clignoteur, n’est-ce pas ? Ça a été une de mes difficultés, la terminologie : je parlais de panonceaux, de lanternes et de promeneurs au lieu de panneaux, de phares et de piétons. Mais il n’y avait pas que cela. Même avec la double commande, le moniteur n’a pas pu empêcher quelques menues collisions. Ne vous en faites pas, ils sont bien assurés. Et il faut dire qu’ils vous préviennent toujours au dernier moment « Tournez à droite, à gauche ! » Et ne pas oublier ce maudit clignoteur ! De toute façon, deux personnes au volant, ce n’est pas possible ! A présent, je ne me déplace qu’en taxi, c’est bien plus pratique. Je peux même m’amuser à leur demander de tourner à gauche au dernier moment. Les trains ? Comment dire, j’ai tendance à les rater. D’ailleurs, j’ai là quelques billets. Non remboursables, bien sûr. Il faudrait savoir plusieurs jours à l’avance qu’on va être en retard. Est-ce qu’ils le savent, eux ?

Cette collection de cartons de tir, avec parfois un trou dans un coin, et parfois aucun, ce sont mes résultats à la fête foraine. Certains forains refusaient de me les donner, pour s’en servir à nouveau, bien sûr ! J’ai aussi des pipes en terre intactes, mais là, j »ai dû payer un supplément, même si c’est bien celles-là que j’avais visées et que j’aurais pu pulvériser..

Ici, mes recettes de cuisine. J’ai entouré en rouge le problème, une fois identifié : Trop cuit, pas assez, trop de farine, ingrédient oublié… J’aurais bien gardé des échantillons, mais ça ne se conserve pas bien, vous comprenez. A part ce pavé noir qui me sert de presse-papier, c’est un gâteau.

Voyez-vous cette jolie collection de râteaux ? Chacun correspond à une ouverture que je n’ai pas su trouver avec les dames. Leur prénom est sur le manche. Lorsque j’ai réussi à aller plus loin… eh bien, j’ai là un certain nombre de lettres de rupture, d’un style assez efficace, je dois dire.

Et ainsi, il me fit visiter la plus belle collection d’échecs qu’on puisse imaginer.

Ah, ici, mon ordinateur. En panne définitive, je suppose. J’ai bien essayé de la lancer en mode sans échec, mais ça n’a pas arrangé le problème, au contraire. Vous connaissez le mode « sans échec » ? Il s’agit de lancer la machine en désactivant les fonctions qui pourraient causer la défaillance. Savez-vous, chez les humains ça existe aussi, le mode « sans échec ». Mais pour y accéder, il faut renoncer à beaucoup de nos fonctions essentielles… C’est à ça que servent les neuroleptiques.

En sortant de chez lui, loin d’être resté sur ma déconvenue, je savais que mon manuscrit, que je tenais précieusement sous mon bras, serait le joyau de mon cabinet des échecs. Je regrettais de n’avoir pas commencé plus tôt cette collection, en attendant la renommée. En y réfléchissant, j’en avais bien déjà un tel cabinet, quelque-part dans un coin dérobé de mes pensées, et il était déjà assez fourni.

Passant près d’une poubelle, j’y jetai mon flacon de comprimés.

Jean Marie Tremblay

1 Commentaire

  • Emmanuelle

    Bravo Chouchou ! Un peu d’esprit de Jean Teulé dans ce texte et pas mal de ton univers, ne me manquait que ta voix et ton rire pour en profiter pleinement.

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