Lieux communs

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28 / 06 / 2017
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Orteil d’Or 2017 :   Lieux communs

Elle s’était installée du bon côté du mur ! Juste là où la lumière est la plus agréable et où le personnel vous sert, en premier, des plats encore tièdes. Lui, devrait à nouveau se coincer derrière cette murette de fausses briques, coiffée d’un épanouissement de fleurs éternelles. C’était ainsi depuis que l’on avait paysagé la cantine, promue ainsi au titre de « Restaurant »

Elle ne lui avait pas vraiment déplu au début : tout juste avachie de visage et de corps, les cheveux jaunes, de grosses lunettes fantaisie vert-écaille ; elle l’aurait amusé, mais le tee-shirt avec la tête de Donald Trump, moulant ses lourdeurs, l’avait rebuté. Et puis, ce fauteuil flanqué d’un drapeau étasunien flottant haut baleiné comme s’il avait dû être planté sur la lune ! C’était trop !

Le jour même de son arrivée, alors qu’il allait s’installer dans l’espace lumineux près de la grande baie, elle l’avait dépassé sans la moindre considération, le moindre regard, pour lui voler la dernière bonne place à la dernière bonne table en lui montrant le cul de son fauteuil décoré d’un large autocollant : « Route 66 ». Il lui avait semblé percevoir l’esquisse d’un sale sourire : « Vaca vieja !».

Monsieur Pedro Qualbart (prononcer Coualbarte) avait dû se contenter d’une place exiguë à une table optimisée, de l’autre côté du « mur », avec les vieux-nouveaux et les fugitifs de l’existence.

On l’avait surnommé « Le mexicain » à cause du chapeau genre sombrero-vide-grenier, qui le protégeait des UV migrainogènes du radiateur suspendu au faux plafond bleu-ciel, comme un soleil électrique.

Monsieur Pedro avait tout de l’homme du sud ; peut-être de lointaines origines espagnoles ? Il avait le teint mat. Sa peau enveloppait de parchemin la sécheresse de son corps et la dignité le maintenait raide et fier derrière son déambulateur. Il avait gardé un regard noir encore perçant, bien que légèrement émoussé. Finalement ce surnom « Le mexicain » lui convenait. Si bien qu’il en avait affecté l’accent et le vocabulaire.

Voici des mois que le mexicain s’était mis en tête de passer de l’autre côté du « mur » et de s’attribuer la place que confisquait la yankee.

Une fois, il avait bien failli réussir : Il était descendu de nuit, à l’étage de l’ennemie… « Ben qu’est-ce que vous faites là, Monsieur Pédro ? ». Il avait noté l’heure du passage de la surveillante, avait repéré l’endroit où était rangé le fauteuil… « Oh ! Pardonne yé dou être dissétraité ! ». Le surlendemain, Aglaé Viandasse dite « Marylin », avait les deux roues de son véhicule crevées ! Il allait enfin lui prendre sa place, lorsque, poussée dans un fauteuil de secours par un assistant pressé, il fut contourné à deux mètres à peine de son but ! La yankee fit mine de l’ignorer, gardant la tête droite et raide, mais il perçut un méchant regard en coin : « Mierda : raté  Vaca gorda !». Et il retourna derrière la murette comme si de rien n’était.

La guerre était déclarée.

Le lendemain, c’est lui qui arriva en retard dans la salle à manger : les bras de son déambulateur avaient rompu dès qu’il s’y était appuyé ! L’aide soignante qui le releva avait diagnostiqué : « sabotage par affaiblissement des appuis dû à l’action d’une scie à métaux pratiquée au niveau des poignées ». On l’aida à gagner sa place. Son regard devint plus noir encore et une étincelle toute neuve l’habita.

Une semaine passa. Le mexicain arriva tôt devant les portes du « Restaurant ».

Son nouveau déambulateur était plus léger et lui procurait une vélocité plus grande. Il laissa, par excès d’hypocrisie, passer la trumpette : « Signora… Chère Mèdème… ». Elle n’eut pas le temps de la moindre réaction : son siège ne résista pas au seuil, pourtant réglementaire, de la porte. Elle se retrouva miaulant à la mort, le cul par terre, tête de Trump aux genoux et lunettes au chignon. Sans que l’on sache pourquoi les attaches de l’assise avaient cédé. Monsieur Pedro contourna l’obstacle, se hâta vers la table, mais deux gaillards avaient déjà déposé la vieille vache à sa place : « Puta madre ! ». Marylin-Aglaé avala vite son repas. Puis, miracle de la hargne, elle se mit debout, saisit le fauteuil mutilé, et regagna sa chambre, furieuse, poussant à l’envers l’épave du véhicule ! « Elle va le faire ! » Le mexicain la voyait au travers des fleurs de plastique : elle allait marcher sur l’assise arrachée, se déséquilibrer emportée par son poids, tomber tête la première sur le carrelage, se fracturer le crâne et ainsi être obligée de garder la chambre au moins une semaine ! «  Marylin, vous allez vous casser la figure ainsi ! Attendez, je relève l’assise ; allez-y doucement ! ». «  Caramba, c’est raté ! »… un dernier espoir : elle allait trop se pencher sur le siège qui, sous la pression, roulerait devant elle, la plaquant au sol de manière imparable ! C’était moins bien, mais elle pouvait encore se casser quelque chose. « N’insistez pas Madame Viandasse ! Vous allez finir par vous blesser ! ». Tu parles ! « Caramba, encore raté ! ». Pedro, pourpre de colère, oublia son déambulateur, fila vers sa chambre ; Aglaé-Marylin attrapa au passage la veste du vieux, s’y agrippa ; il voulu l’ôter, tourna sur lui-même, se retrouva face à Elle, visage contre visage, front contre front, ils s’empoignèrent dans un enlacement vindicatif, une violence enfantine. Les lunettes avaient valsé, ils étaient debout, maigre et grasse réunis en une improbable saucisse, leurs vieux cœurs éprouvés par l’effort les tenaient accrochés, serrés l’un contre l’autre, immobiles mais debout ; on voulu les séparer, ils s’accrochaient, mains crispées, traits tendus, yeux pistolets dans yeux revolvers, se scrutant, se détaillant jusqu’au fond des tripes, jusqu’au fond du fond de leur fond. Alors, il leur revint des images anciennes, de croche-pattes, de caftages, de nattes tirées, de coups de cartables, de blouses arrachées, du sifflet du maître et de l’odeur de l’encre à l’école communale de Chantilly-lès-Poisseuse.

C’était il y a si longtemps…

 

Alain Créac’h

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