Le voyage en solitaire

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13 / 06 / 2016
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Orteil d’Or 2016 Le voyage en solitaire Didier Laurens

Yahya est épuisé mais a encore besoin de réfléchir à son périple, déjà si long. Il se demande ce qui avait pu le décider à partir. Ce n’était pas la misère. Après tout il n’avait jamais été riche et pouvait se contenter de peu. Il savait se débrouiller pour trouver les pannes de vélomoteur quand son oncle Adama jetait l’éponge. Il n’avait pas son pareil pour faire des recherches au café internet pour ses frères. Et le soir il rejoignait ses potes musiciens pour les accompagner à la basse bien loin dans la nuit. Yahya aurait du être heureux en Mauritanie. S’était-il lassé de l’erg et des dunes, du paysage de désert qui attire les occidentaux ? Lui désirait ville, supermarché, cinéma, cafés en terrasse, et foule qui déambule, même sous la pluie, même au froid.

Et puis il savait maintenant que Fatiha ne serait pas pour lui. Plusieurs fois quand il avait essayé de lui parler au bazar, pour échanger quelques blagues auxquelles elle n’avait pu s’empêcher de sourire tout en baissant les yeux, il avait compris qu’il lui plaisait. Mais le père de la jeune fille avait prévenu : un jour ça finira mal pour toi si tu continues à lui tourner autour. La nuit lorsqu’il pensait au visage de Fatiha, à ses yeux en amande et à ses lèvres carmin, il se disait qu’il fallait partir, aller gagner ailleurs ce qu’il ne pouvait avoir ici, et revenir auréolé de la gloire de la réussite et les poches pleines, frapper à la porte du père, le quatre-quatre garé devant la maison, parler fort et réclamer son dû avec la morgue des parvenus.

Yahya avait patiemment économisé l’argent du passeur, puis il avait gagné la côte après trois jours de voyage sur le petit scooter emprunté à son oncle. Au bord de la plage en pleine nuit, le bateau pneumatique avait embarqué plus de passagers qu’il ne pouvait en contenir. Tant qu’il longea la côte africaine vers le nord, tout se déroula bien malgré la soif, la faim et le mal de mer. Les jours et les nuits s’écoulaient dans le bercement du bruit d’abeille géante du moteur. Mais arrivé dans le détroit de Gibraltar, l’océan fit de la houle, l’esquif se mit à prendre l’eau en franchissant des vagues profondes comme des vallons. Il s’enfonça progressivement. L’affolement des passagers était à son comble quand on aperçu la terre à l’horizon. On distinguait des lumières, était-ce Tanger, était-ce l’Espagne? Ceux qui ne savaient pas nager se mirent à gémir en regardant l’eau monter progressivement le long de leur corps. Yahya se refroidit vite dans le liquide ardoise et sent bientôt venir la fin. Il ne regrette rien. Il pense aux yeux baissés de Fatiha, il pense à son oncle, à sa guitare au contact lisse et aux accords qu’il répétait sans fin avec ses amis. L’approche de la mort sélectionne la mémoire des plaisirs de la vie. Il perd conscience peu à peu.

Jean-Baptiste avait pris sa décision, il allait partir. L’idée de faire le tour du monde à la voile s’était imposée peu à peu. Il n’avait jamais navigué ailleurs que dans le golfe du Morbihan sur des dériveurs légers. Après avoir étudié la théorie de la navigation en haute mer sur des vidéos il avait hâte de passer à l’action. Plus grand-chose ne le rattachait à sa vie actuelle. Sa femme avait décampé et ses enfants avaient leur vie dans laquelle il n’avait pas de droit d’entrée. Sa petite retraite ne lui permettait pas d’acheter un bateau, il en avait conclu qu’il fallait le voler. En parcourant la côte il avait déniché le monocoque idéal dans un petit port de pêche. Son propriétaire semblait s’en désintéresser, il l’avait espionné depuis un petit pub crasseux où passait souvent sa chanson préférée : Il voyage en solitaire…

Il devait agir dans les prochaines nuits. Il ne fallait pas rater la fenêtre de météo favorable. Un bon vent d’est, froid mais portant. Au supermarché il avait rempli deux caddies de victuailles, plus une bouteille de whisky pour la gamberge. La caissière lui avait demandé pour quelle association il travaillait. Ses yeux pétillaient tout en bipant les articles. Il eut un petit rire complice. Elle le regarda intriguée. Il y avait bien longtemps qu’il n’avait pas eu de relation prolongée. L’idée l’effleura de lui proposer de partir avec lui. La nuit venue, il s’était introduit aisément dans le bateau. Il en avait fait rapidement le tour, constatant avec satisfaction la présence d’un matériel suffisant. Un panneau solaire sur le balcon arrière, un régulateur d’allure et dans la cabine, un radar, une balise spot, une radio grandes ondes et une VHF. Il avait emporté son sextant pour la navigation astronomique. Le réservoir de carburant était plein. il sortit tranquilement au moteur du bassin de plaisance endormi. Il quitta sans encombre la côte en tirant des bords puis commença la traversée du Gascogne. La mer était nerveuse. Il prit soin de rester à l’écart du rail des cargos. Il jubilait du sentiment nouveau de dominer les éléments tout en s’habituant aux quarts. Après une halte en Andalousie pour refaire des provisions, il repartit gonflé à bloc en direction des Canaries puis des îles du cap Vert. Le vent tourna et une nuée gigantesque avançait vers lui. Il vit vaguement quelque chose flotter à quelques encablures. Il continuait sa route, quand il crut entendre un cri. Il inspecta le ciel à la recherche d’un oiseau, peut-être un albatros hurleur, et décida de virer de bord. Ce qui bougeait et criait était un être humain. Il affala, arriva à son niveau, se pencha, tendit la main, saisit un bras et hissa à grand peine le naufragé sur le pont. L’homme tremblait de tous ses membres sous la couverture de survie. Il balbutia des remerciements, déclara s’appeler Yahya. Jean-Baptiste tentait de retrouver son cap, mais le bateau se mit à gîter fortement. Il perdit l’équilibre, lâcha la drisse glissante et tomba à l’eau. Lorsqu’il revint à la surface il vit une épave flotter, s’y agrippa. Il savait qu’il avait fait la pire des fautes, il se résigna.

Il reste le seul volontaire, et puisqu’il n’a plus rien à faire…

EPILOGUE

Le garde-côte Guadalquivir fend les flots sans se préoccuper du grain qui s’annonce. –Mira ! Mira ! ahi es nuestro hombre !

Un canot de sauvetage est mis à la mer.

-Vous avez beaucoup de chance señor, heureusement que votre coéquipier nous a prévenu avant de s’évanouir.

Le carabinier est penché au-dessus de Jean-Baptiste, transi.

– Mon coéquipier ?

– Il est à l’hôpital, vous savez il était en hypothermie profonde.

– Et mon bateau ?

– Il est amarré en sécurité, il n’a pas de dégâts.

– Quand vais-je pouvoir repartir?

– Je crains fort que vous ne puissiez repartir, señor c’est un beau bateau mais ce n’est pas le vôtre

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