La petite musique de Nin

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13 / 06 / 2016
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Orteil d’Or 2016 Catherine Martinez

La petite musique de Nin

À huit ans et demi, Nin souhaite faire de la danse. Elle a harcelé sa mère et celle-ci, lassée de ses demandes incessantes, a fini par acheter les chaussons de danse convoités. La fillette, ravie, vaguement inquiète, les contemple en attendant de commencer les cours dont elle rêve.

L’attente se fait longue. Un jour, sa mère explique à Nin qu’ elle ne peut pas faire de la danse. Confuse, la petite ne comprend rien mais ne peut douter de la justesse des propos maternels. Les chaussons et son désir de danse disparaissent mystérieusement de son univers.

Des années après, Nin comprend que sa mère, écoutant ses préjugés, a décrété que « La Chevrette », seule école de danse laïque de la ville, n’avait pas les références adéquates pour laisser sa fille apprendre la danse en toute sécurité.

Quelques mois ont passé. La mère de Nin a pris la décision de louer un piano droit, installé dans la chambre de sa fille. Nin est impressionnée par l’instrument. Cette fois, sa mère l’a inscrite sans problème au conservatoire municipal. Au solfège, Nin aime reconnaître les notes jouées et les transcrire sur les portées lors des dictées musicales. Pour ses cours de piano, Nin étudie ses partitions avec intérêt et persévérance. Mais elle remarque qu’aucun de ses parents ne se montre curieux de ses efforts et de ses progrès.

Au mois de juin, chaque élève du conservatoire se produit lors du récital de fin d’année. A son tour, Nin a joué sans faute une pièce de Robert Schumann apprise par cœur. A la fin du morceau, son professeur l’applaudit, lui sourit et l’embrasse. Vêtue d’une robe blanche brodée, elle s’est avancée au milieu de la scène, émue et fière, pour saluer le public. Les applaudissements de la salle l’ont emplie d’une joie si vive que ce jour est resté l’un de ses souvenirs les plus réjouissants.

Seule sa mère est venue la voir et l’entendre jouer.

A la rentrée suivante, des changements importants ont lieu. Nin a quitté l’école primaire et va désormais au lycée. Sa mère a cru bon de choisir pour elle un établissement lointain jouissant d’une bonne réputation, mais Nin a perdu sa meilleure amie et ses autres camarades de classe. Le piano devient pour Nin une présence fidèle et rassurante. La nuit, avant de s’endormir, la fillette entend des sons dans sa tête. Un peu déconcertée, elle imagine qu’un jour peut-être, elle sera capable de composer et cette idée la captive.

Un dimanche, Georges, un jeune homme dont les parents sont amis des cousins de son père, est venu à la maison et a joué un air de jazz rock endiablé. Nin découvre la fougue de cette musique, si éloignée de celle qu’elle apprend ! Transportée, elle a admiré le jeu puissant et acrobatique des mains de Georges parcourant les octaves avec rapidité et précision.

Ce soir là, au conservatoire, le cours se termine. Nin est en train de s’habiller pour partir lorsque soudain, tout vacille. Qu’arrive t-il à son professeur ? Debout devant elle, elle voit un inconnu prononcer des mots à voix basse qu’elle ne comprend pas. L’air hagard, le visage envahi par un trouble inhabituel, indéfinissable, il se rapproche d’elle. Pour la première fois, Nin a peur de son professeur, mais est incapable de bouger quand il la regarde fixement, quand il touche son visage, puis quand il recule, effaré. Quelques secondes passent, en silence. Brusquement, elle l’entend hausser la voix et prononcer ces mots insensés : « Allez pars, va t’en, fous le camp ! ».

Les joues en feu, bouleversée par la rudesse des mots et l’étrangeté de la scène, Nin est sortie aussi vite que possible de la petite salle, a monté quatre à quatre les quelques marches qui la séparent du dehors. Libre, respirant enfin l’air de la nuit d’hiver, elle a marché très vite dans la rue déserte jusqu’à l’appartement familial.

Elle a aperçu son père assis à la table de la salle à manger et est entrée dans la cuisine où se trouve sa mère. Elle en a refermé soigneusement la porte derrière elle.

D’une voix haletante, elle a raconté à sa mère ce qui venait d’arriver, et elle a répondu comme elle a pu à ses questions. Soulagée, Nin a entendu sa mère dire qu’elle va faire ce qu’il faut. Elle n’en parlera pas au père qui entrerait dans une grande colère s’il apprenait. Elle va écrire au directeur du conservatoire, et en attendant, Nin n’ira plus au cours de piano.

Les semaines passent. Un jour enfin, Nin peut retourner au conservatoire. Un jeune professeur et une professeure réputés ont assuré quelques remplacements, puis une jeune femme a pris définitivement le poste vacant. Tout est rentré dans un ordre apparent. Pourtant, la relation avec la jeune professeure brouille les repères de Nin. Le plus souvent debout, toujours en mouvement, celle-ci dégage une odeur forte de tabac et de miel, fume parfois une cigarette en écoutant ou reprenant l’élève. Stupéfaite devant le mélange de rigueur, de tension et de liberté émanant de la jeune femme, Nin peut en perdre toute sa concentration.

Un après-midi, Nin s’est installée avec courage au piano pour faire ses gammes. Son père est là, visiblement de meilleure humeur qu’à l’accoutumée. Peu enclin habituellement à manifester sa présence ou son intérêt pour Nin, la fillette est abasourdie de le voir, à peine entré dans sa chambre, frapper le clavier d’où s’échappent des notes incongrues, d’un effet ridicule.

La mine réjouie, son père rit de son chahut perturbateur et ne se rend pas compte de ce qu’il a provoqué chez la fillette. Nin s’est arrêtée de jouer, envahie soudain par un sentiment de haine intense pour ce père aux attitudes si distantes ou agressives d’habitude. Elle le déteste, lui et ses minables plaisanteries.

Nin n’a pas prononcé un mot. Quelque chose de l’enfance vient de se briser dans la honte et la culpabilité. La fillette ne parlera à personne de cet épisode, mais désormais, le piano reste muet, et Nin ne retournera plus aux cours de piano et de solfège.

Les années ont passé. Le piano de sa jeunesse a disparu mais Nin a acheté un piano noir avec une ferveur naïve quand sa fille a affirmé vouloir apprendre à jouer de cet instrument. Très vite, celle-ci a changé d’avis, et Nin n’a pu se séparer du piano. Devenue nomade, il a été de tous ses déménagements. Toujours muet, il est demeuré une présence discrète, secrète, indispensable.

Nin apprécie toutes sortes de musiques et de chansons. Cet été là, elle a assisté à un concert dont les effets peu banals se prolongent. Rythmes, paroles et mélodies ont des échos obscurs. Nin se sent remuée, plongée dans un tourbillon d’idées, de souvenirs et de sentiments mêlés. Impossible d’arrêter cette machine à remonter le temps. Nin retraverse ses joies, ses peines, les déchirements occultés.

Le temps a passé. Nin a retrouvé peu à peu les élans de la fillette d’autrefois, ses vérités profondes et le fil de ses enthousiasmes. Elle peine cependant à récupérer son équilibre. Des parts hétéroclites d’elle-même s’agitent, telles des mobiles en suspension. Entre réminiscences et vie quotidienne inchangée, Nin se sent dériver.

Un jour, soudain… Comment ne pas y avoir pensé ?!

Instinctivement, Nin s’est dirigée vers le piano et l’a ouvert. Elle a posé ses doigts sur le clavier, et surmontant sa peur, elle a écouté les notes vibrer dans l’air. Dans le silence qui a suivi, Nin s’est sentie libérée, vivante. Son désir de musique a cette fois été le plus fort. Désormais, Nin le croit ; tout peut changer.

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