Justice Immanente

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13 / 06 / 2016
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Orteil d’Or 2016 Justice Immanente Anne-Marie Pissavin

Justice Immanente

C’est le charivari des moineaux, s’agitant dans leur nid sous l’avancée du toit de sa chambre, qui avait réveillé Chris ce matin-là, comme tous les autres matins depuis le début des grandes vacances à Etennemare l’été de ses douze ans. Le jour filtrait finement sur les côtés du rideau qui masquait la fenêtre, colorant à peine les murs de la chambre rose. La journée s’annonçait belle. Charlotte dormait encore dans le lit voisin. Le réveil marquait 9 h moins 10. Cela lui laissait dix minutes encore avant que leur mère ne les appelle pour le petit-déjeuner. Chris avait rendez-vous avec sa petite bande d’amis dans le bois en face de la maison. Leurs jeux les avaient amenés la veille en fin d’après-midi à découvrir l’entrée d’un blockhaus enfoui sous les ronces, une bouche fascinante ouverte sur l’inconnu. Ils étaient conscients que l’accès en était totalement interdit mais cela ne faisait qu’ajouter du piquant à leurs jeux. Ils allaient enfin connaître la vie excitante des « vrais explorateurs ». Chris refaisait mentalement la liste des objets rassemblés à la hâte la veille au soir dans un petit sac à dos pendant que sa mère discutait avec la voisine dehors : son couteau pliant, une lampe de poche, des morceaux de sucre et une gourde de grenadine. Elle entendit sa mère qui les appelait depuis le bas de l’escalier. Elle se leva d’un bond et alla secouer un peu vivement Charlotte, qui se mit à glapir. Elle dévala les escaliers et s’assit devant son bol. Charlotte entra en pleurant. « Chris m’a pincée. J’ai le bras tout rouge. Regarde, Maman. » La mère regarda Chris d’un air courroucé et prit Charlotte dans ses bras. « Ma pauvre chérie, un petit bisou et la douleur va s’envoler ». Et voilà ! Ah, celle-là, quelle chouineuse ! Chouchoute, pensa Chris. Fifille à maman. Toujours à rapporter. D’agacement, Chris bouscula son bol. Le chocolat bouillant lui éclaboussa le bras et elle hurla de douleur. « La justice immanente ! » déclara sa mère. C’était son expression favorite. Dieu voyait toutes les mauvaises actions de Chris et la punissait dès que possible. Elle ravala ses pleurs et finit son déjeuner à toute vitesse. Elle était de vaisselle ce jour-là et au lieu de râler comme à l’accoutumée, elle se dépêcha de nettoyer les bols. Elle s’était fait suffisamment remarquer. Inutile d’attirer davantage l’attention. L’aventure méritait bien un petit sacrifice. Sa tâche terminée elle fila dans sa chambre, s’habilla rapidement et, profitant du fait que sa mère surveillait la toilette des petits, se glissa dehors, sac au dos, sans se faire voir. Libre ! Il était 10 heures et demie.

La petite bande était au rendez-vous à la statue de Diane au milieu du bois. Avec des ruses de sioux, courant d’un hêtre à l’autre pour cacher leur progression à des espions éventuels, ils se dirigèrent vers le blockhaus secret. Ils passèrent le reste de la matinée à en dégager l’entrée avec leurs instruments de fortune. Ronces et éboulis leur donnèrent du fil à retordre mais leur enthousiasme restait intact. Au moment où ils allaient enfin pouvoir s’aventurer à l’intérieur, un gong retentit comme un coup de tonnerre, les faisant sursauter. C’était le signal appelant Chris pour le repas de midi. L’excitation de découvrir enfin la salle souterraine fut plus forte que la crainte de représailles à cette double transgression : le tabou du blockhaus et le retard au déjeuner. Elle dirait qu’elle n’avait pas entendu. La lampe de poche fit sortir de l’ombre une salle carrée, d’une nudité d’os blanchi impressionnante. Il fallait maintenant accomplir le rite d’appartenance en mangeant et buvant ensemble. Chris donna un morceau de sucre à ses amis et fit passer sa gourde. Ils n’avaient plus conscience du temps. Le son étouffé de quelqu’un qui criait à l’extérieur les ramena à la réalité. Ils sortirent à regret du blockhaus pour se trouver face à face avec le père de Chris, très en colère. « Ta sœur avait raison ! Tu sais bien qu’il est interdit de s’approcher des blockhaus. File à la maison ! » Chris esquiva la volée qu’allaient lui flanquer les mains puissantes de son père, et courut à travers bois jusque chez elle.

La punition fut à la hauteur de la transgression : d’abord, privée de dessert, punition banale, mais plus terrible, consignée dans sa chambre pour tout l’après–midi, ce qui voulait dire pas de bateau ! « Je ne peux pas me permettre d’avoir une équipière qui fait à ce point fi des consignes de sécurité. En mer les ordres doivent être scrupuleusement obéis. Tu as montré qu’on ne pouvait pas te faire confiance. Tu resteras dans ta chambre à méditer sur ton comportement, mademoiselle. J’emmènerai Charlotte et Marco pour tenir le foc.» C’était le comble ! Il allait partir en mer avec cette moucharde et un bébé qui ne savait même pas tenir un foc! La rage l’étouffait. Quelle humiliation ! Elle éclata en sanglots. Elle savait qu’il ne reviendrait pas sur sa décision. Elle monta dans sa chambre en tapant du pied de dépit à chaque marche. Personne ne l’aimait. Elle entendit les préparatifs le cœur serré, plein d’envie. Puis la voiture partit vers le port.

L’après-midi passa vite. Elle eut une paix royale pour lire tout son soûl allongée sur son lit. Vers 4 heures sa mère l’appela. C’était l’heure de la promenade en poussette pour ses deux derniers petits frères. Ils iraient sur la jetée du sémaphore entre la mer et le port, à une demi-heure de marche, voir le voilier naviguer. « Encore une humiliation,» pensa Chris « mais au moins je serai dehors. »

Quand la petite troupe arriva sur le môle, le temps avait radicalement changé. Des nuages menaçants avaient envahi le ciel. La mer se couvrait de moutons. Une forte brise soufflait levant une barre impressionnante devant le port. Justement le petit voilier amorçait son entrée au largue entre les deux digues quand une lame déferla sur l’arrière faisant déraper l’embarcation. Il y eut un moment de flottement à la barre. Le bateau s’était mis en travers et gîtait dangereusement. Un frisson de terreur parcourut les spectateurs sur le môle. Le père de Chris n’aurait pas dû avoir de mal à redresser le bateau car c’était un marin aguerri. Un tourbillon soudain emporta sa casquette de capitaine qui retomba en tournoyant dans l’eau tumultueuse du port. Les petits affolés s’étaient levés à l’avant du bateau en hurlant, déstabilisant davantage encore le voilier. La mère de Chris sanglotait d’impuissance sur le quai. L’effroi avait fugitivement étreint le cœur de Chris au début. Et puis subitement elle le sentit se dilater malgré le drame qui se déroulait sous ses yeux. Elle éprouvait une jubilation intense, vivait une épiphanie. C’est elle qui aurait dû être dans ce bateau. Au lieu de cela elle était sur la terre ferme au sec. La justice immanente ! C’était un signe. La mer venait de la venger de toutes les humiliations que lui avait fait subir sa famille.

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