Anne & Sandra

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13 / 06 / 2016
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Orteil d’Or 2016 Anne & Sandra Fabienne Dubues

Au départ, ça vous file entre les doigts comme un écheveau de laine puis ça se tisse dans les rires malveillants de gamins présomptueux. Dans les relents méphitiques du métro. Dans les affligeantes émissions de télévision. Sur les rives du quotidien qui s’écoule, redondant. Dans la supplique de celui qui tend la main. Dans la vacuité des conversations climatiques. Dans les contre-allées du sommeil. Dans les périodes révolues. Dans les méandres fuligineux des recoins de la mémoire. Dans les non-dits, les non-lieux, les non-avenus. Cela se tisse lentement, sournoisement et finit par devenir une couverture dans laquelle on s’enroule pour dormir, dormir le plus possible.

Ce matin, Anne se tourne et se retourne dans son lit. Des bribes de conscience s’entrechoquent à des vestiges oniriques comme deux forces contraires qui s’affrontent. Inexorablement le sommeil se dilue. Affolée, Anne tente de le rattraper avec des soubresauts pour changer de position. Mais l’éveil pilonne de son message vital le cerveau de moins en moins embrumé. Elle sait qu’au terme de son évanescence, elle sera assaillie par l’angoisse. Repousser ce moment à tout prix.

Trois quarts d’heure se sont presque écoulés, entrecoupés de pensées vivaces et humides, d’éloignements fugaces, de vertiges abyssaux dans un très mauvais sommeil. Mais c’est un canot dans la tourmente qui désormais prend l’eau et qui finit par couler, laissant Anne baigner dans le liquide glauque du monde réel. Son corps et son esprit ne peuvent plus dormir. Ils ont étiré jusqu’à la rupture toutes leurs fatigues et toutes leurs paresses. La station allongée n’est plus d’aucun secours.

Anne se lève comme on se noie. Il faudrait tout de suite agir. Il faudrait accrocher son attention à un objet ferme. A défaut d’un mât de cocagne, quelque chose même au ras du sol, une herbe ou un rebord de trottoir. Tout plutôt que le vide. Mais chaque geste a la lourdeur du linge mouillé. Les pensées arrivent, chargées de venin et la première de toute mesure avec effroi l’immensité de la journée qui commence. Anne ne cède pas tout de suite à la panique. Elle s’intime l’ordre de vaquer à ses occupations. Il faut faire le café. Il faut mettre le filtre. Ajouter la poudre. Remplir le réservoir d’eau. Appuyer sur le bouton. Chaque mouvement est longuement réfléchi pour emplir la tête. Les automatismes sont un luxe réservé aux gens qui n’ont pas à tuer le temps.

Elle s’est lavée et habillée mécaniquement. Sa décision est prise, elle va se jeter sous le métro. Le chemin est apaisant. Mais, arrivée à sa station habituelle, elle s’aperçoit que le quai est sécurisé par un vitrage. Elle n’y avait jamais prêté attention auparavant. Alors, sans y penser, lorsque les portes s’ouvrent, elle monte. Elle se met tout au fond du wagon sur le strapontin unique et inconfortable du recoin. Elle se blottie dans un recroquevillement frileux. Il ne fait pas froid.

Anne est lointaine, perdue dans des pensées verticales et profondes. Elle n’est ni présente ni ailleurs, elle est dedans. L’univers tout entier se déverse en elle, circule par vagues depuis les confins de son être et bute avec brusquerie aux limites de son épiderme. Un ressac étourdissant fait claquer des images et des mots. Elle ne peut empêcher ce flot, spectatrice fascinée et torturée de sa propre histoire qui afflue par lambeaux imprévisibles.

L’effort douloureux pour elle est de se rappeler du quotidien, comme si sa mémoire s’inversait et que c’était du présent qu’elle devait se souvenir. Le métro et le ballet des gens qui montent et qui descendent renforcent ses ruminations.

Un rire fuse dans le wagon , déchirant le bruit ambiant. Anne sursaute. Elle reste pétrifiée. Le contenu de son sac s’est déversé à terre et ce n’est qu’au bout d’un moment qu’elle réalise qu’un homme dragueur est en train de ramasser ses mouchoirs, ses papiers, ses lunettes. Quand il arrive à la boîte de lexomil, il la fixe un instant et renonce à son élan séducteur. La dépression fait fuir. Comment peut-on rire ? Quel est le secret de cette alchimie ? Anne n’a pas ri depuis une éternité et ne se rappelle plus ce qui se passe dans le corps et le cerveau.

Elle descend au terminus, La Défense. Il fait lourd, les nuages sont d’un gris de plomb et les immeubles qui ont des reflets ambrés donnent un air surréaliste au lieu. Dans cette immensité impersonnelle, des gamins en slip se baignent dans une fontaine à bassin. Ces petits corps qui se tordent, glissent, s’éclaboussent, rient apportent une vie inespérée. Ce spectacle déclenche chez Anne l’instinct de survie qu’elle a chevillé au corps. Elle prend son élan et saute dans la fontaine. Les enfants sont hilares et Anne sourit enfin. Trempée, elle redescend à pied sur Paris. A peine a-t-elle fait cinq cent mètres qu’elle tombe sur une prostituée qui, au lieu de la regarder passer, la scrute et lui dit péremptoire : « Monte, on va te sécher ».

« Je m’appelle Mélanie mais mon vrai prénom c’est Christine » ajoute-t-elle en montant un escalier miteux aux rambardes branlantes. « Entre, ne fais pas attention au décor ». Une alcôve rose, occupée par un grand lit recouvert de coussins à froufrou en forme de cœur, occupe une grande partie de la pièce. Il y a une cloison avec deux portes. L’une donne sur une salle de bain décorée poupée Barbie et pleine d’accessoires que la marque aurait réprouvés. Anne en conclut que le lieu est fréquenté par les clients. L’autre porte donne sur une petite cuisine ordinaire où sèchent des bas résille, des corsets noirs et rouges, des vêtements de dentelle rose. Christine en extirpe une nuisette fuchsia légèrement transparente et un caleçon gris Décathlon. « Déshabille toi et enfile ça » dit-elle. Anne s’exécute. « Tu travailles où ? » demande Christine. « A la poste » fait Anne. «  Ah ! Tu es dans un service public, comme moi ! ».

« Assieds- toi ». Christine lui désigna un fauteuil crapaud aux couleurs de sa couche. «Je vous fais perdre votre temps» murmura timidement Anne. « Pas du tout, il fait trop chaud, les matous sortent la nuit .Tu ferais une bien jolie putain avec tes grands yeux mélancoliques et ton air sage. Je suis sûre que tu aurais du succès. Tu sais le métier n’est pas si dur. Tu travailles quand tu veux si tu es indépendante comme moi. Et la plupart du temps tu consoles des types qui ont besoin d’affection. C’est une œuvre de bienfaisance. La sociologie ne s’est évidemment jamais penchée dessus mais il est certain que nous évitons des viols, de la violence et des dépressions. Il suffit de les bichonner et de leur faire croire qu’ils sont des amants exceptionnels. Et toi tu sembles n’avoir rien à perdre. Le quartier est sûr et ignoré des maquereaux. Il y a largement du travail pour deux. Je pourrais même partir en vacances de temps en temps ».

Pour Anne c’est une révélation ! Tout son corps se détend d’un coup, son esprit se libère et anticipe, elle entrevoit un avenir!

Deux mois plus tard, elle coure les magasins avec Christine pour trouver les tissus qui vont habiller son nouvel appartement. Anne est féline ce sera plutôt léopard.

Trois mois plus tard, elle démissionne de la poste et se fait appeler Sandra.

Six mois plus tard, elle fait le bonheur de ses usagers.

Un matin, Christine la regarde fièrement et lui dit:« Comment ne pas y penser ? Tout le monde y a pensé au moins une fois. Toi, tu l’as fait ».

1 Commentaire

  • Gaule

    Très belle nouvelle, Comment ne pas y penser au moins une fois même si on ne le fais pas. merci pour ce bon moment de lecture.

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