Les petits bonheurs
Les petits bonheurs
Victor est devant son miroir et sourit malgré la douleur. La tension des zygomatiques tire sur la coupure qui fend sa lèvre inférieure et provoque une piquante brûlure. Mais Victor ne peut s’empêcher de sourire. La moitié de sa bouche est démesurément enflée comme celle d’une vieille belle qui aurait abusé du collagène pour compenser le tarissement de sa pulpe. Le pulpeux d’une lèvre, Victor peut le constater, est grenu, jaunâtre et sanguinolent. La sensualité sublime des baisers de cinéma ne tient finalement qu’à quelques feuillets de peau. Sa paupière gauche tuméfiée commence à se cerner d’un liseré noir qui aspire à l’épanouissement. L’ensemble, lèvre turgescente et œil comme bordé de khôl, confère à la moitié de son visage une féminité outrancière de vieux travesti. L’autre moitié, vierge de contusions, renforce, par asymétrie, l’effet comique. Victor en savoure tous les détails et sourit de plus belle puis ramène sa bouche en cul de poule pour soulager la douleur.
Ce salaud de Julien ne l’a pas raté ! Sans parler des « dommages collatéraux » comme disent les militaires qui ont massacré des civils. Dans le cas de Victor c’est de lancinantes meurtrissures le long des côtes dues à sa rencontre violente avec toutes sortes d’obstacles dont le comptoir en dernier lieu. Même ses jointures métacarpiennes sont endolories. Et il n’en est pas peu fier en imaginant l’effet produit au point d’impact … en l’occurrence le nez de Julien. En fait, son corps tout entier, ou presque, lui fait mal. Cela fait bien longtemps qu’il n’a pas ressenti aussi pleinement ce corps et il en est ravi.
Comment cette histoire avait-elle commencée ?
Victor se souvenait de la première fois qu’il avait poussé la porte du bar, un an et demi auparavant. C’était le jour de son emménagement. Le quartier était triste et vétuste mais possédait les qualités pratiques d’un loyer abordable et d’un appartement de plain-pied. Le dernier carton déchargé, Victor avait éprouvé le besoin de quitter le chaos d’objets qui envahissait l’appartement.
Un bistrot saillait à l’angle de sa nouvelle rue. Sûr de son monopole dans ce secteur oublié, il avait renoncé aux signes ostentatoires de la profession. Hormis « Bar des amis » en grosses lettres écaillées qu’on devinait au fronton, on aurait pu croire qu’on pénétrait chez des particuliers. Sans néon, sans vitrine, sa lumière froide traversait faiblement une porte vitrée émaillée d’écussons de marques de bière. Pourtant, il était comme un phare dans cette immensité de murs et de nuit d’hiver. Et de fait il attirait toutes les perditions du coin.
C’est comme ça que Victor était entré. Le décor était hétéroclite. Les tables et les chaises en bois sombre avaient sûrement fait partie de la dernière vague de rafraîchissement mais qui datait déjà. Le comptoir en formica rouge et jaune avait fait la fierté du propriétaire dans les années soixante-dix. La salle était en « L » ouvert suivant l’orientation des deux rues sur lesquelles elle donnait. La première partie contenait le comptoir face à l’entrée et l’alignement des tables ; la deuxième partie, plus courte et plus intime partait à l’oblique et abritait deux tables recouvertes d’un tapis de jeu vert.
Un lambris marron foncé, tellement vernissé qu’on apercevait de grosses coulures séchées, s’étalait à une hauteur d’un mètre cinquante sur tous les murs ; Une peinture couleur d’œuf fossilisé finissait les pans, décorés ça et là de baromètre, de pendule, de cadres etc. Des odeurs de vinasse, de marc de café et d’effluves anisés se mêlaient à celle de tabac froid. La loi Evin n’était pas parvenue jusque là. A un bout du bar un type édenté ricanait avec le tenancier à propos de sa dernière acquisition, un pichet au bec verseur suggestif, exposé avec d’autres.
Un peu plus loin, un homme accoudé au zinc, buvait, les yeux dans le vague, complètement étranger à ce qui l’entourait. A une table proche de l’entrée, un parieur était assis, plongé dans les résultats sportifs de la presse locale.
Enfin, au fond, trois personnes installées à une table de jeu parlaient doucement dans un nuage de fumée.
Quand Victor franchit le seuil, toute conversation cessa, tout mouvement fut suspendu, chacun tourna la tête vers le nouvel arrivant et le détailla sans douceur… sauf l’homme au regard vide qui continuait à boire sans s’apercevoir de rien. Victor avait conscience d’être une nouveauté doublement intrusive. Il avança avec ses béquilles et sa jambe unique en lançant un bonjour qui lui fut à peine rendu. Il choisit une table près de la porte et commanda une bière. Le barman s’arracha de mauvaise grâce à son farniente et vint le servir. Ses mouvements brisaient un peu la lourdeur de l’atmosphère, les regards inquisiteurs se dispersèrent un peu. Victor alluma une cigarette pour faire écran de fumée.
Une irruption tonitruante vint le soulager. Une petite bonne femme qu’on aurait dit propulsée par un ressort, se planta devant le comptoir bien avant que ne se referme la porte d’entrée. Elle était haute, rouge et replète comme trois pommes. Une chevelure monumentale était enfermée dans un fichu gris bleu qui s’allongeait comme un polochon. Le volume extraordinaire qui surmontait sa bouille laissait supposer une longueur capillaire vertigineuse. Un lointain vœu pieux ou un vieux serment d’amour ? Elle avait aussi des bottines à lacets, une robe noire, un tablier gris et semblait sortir des « Mystères de Paris ». Elle n’était pas jeune mais son âge était indéfinissable. Dès son arrivée, elle avait rempli la pièce de pépiements suraigus dont on aurait pu dire la langue d’origine. De sa logorrhée Victor n’avait compris que « donne le salut » et « petit calva monsieur Serge ». Le monsieur Serge en question avait d’ailleurs dégainé la bouteille de calva avant de s’en faire prier. La petite vieille fascinait désormais tous les yeux devenus rieurs et bien qu’elle ne surprît plus, depuis le temps, elle continuait à faire attraction. Son verre aussitôt servi, elle plongea deux doigts dans sa bouche et retira le dentier supérieur qu’elle posa sur le comptoir ; « meilleur » expliqua-t-elle à un monsieur Serge approbateur. Puis elle leva son verre, à l’intention de tous les gens de la salle et l’enquilla cul sec. « Un autre ! » ordonna-t-elle au patron qui avait gardé la bouteille en main. Elle but, remit sa prothèse, régla et repartit tel un OVNI dans une pétarade de locutions : « bonne vie… sommeil doux … » pour le peu que Victor comprit. Le départ de cette tornade de vie, et bien que son passage n’eût pas duré plus de cinq minutes, laissa un vide et un silence étourdissant dans le café.
Victor craignit que la curiosité ne revienne sur lui. Mais l’homme du bar, perdu dans l’alcool, choisit ce moment pour revenir parmi les siens… il n’était ni heureux, ni plein d’usages et raison. Son retour ressemblait plus à un atterrissage catastrophe et sa conscience tentait de revenir dans un douloureux gargouillis de jurons inarticulés. Son cerveau avait dû lui transmettre, avec un net décalage horaire, l’augmentation fulgurante des décibels liée au passage de la petite bonne femme. Les deux coudes appuyés sur le zinc, il tenta une descente de tabouret mais c’est ce dernier qui s’extirpa en tombant bruyamment sur le sol. L’ivrogne chercha à compenser la gîte en se collant au comptoir. Monsieur Serge fit le tour, ramassa le siège et stabilisa le bonhomme : « Rentre chez toi Pierrot ». « Faites tous chier » répondit l’homme puis il se dirigea tant bien que mal vers la sortie dans un mouvement de balancier créé par une distorsion spatio-temporelle entre le cerveau, le tronc et les jambes. Puis il disparut dans la nuit. « Qu’est-ce qu’il tient ! » fit le patron. « Ce type ne sait pas boire » rétorqua son interlocuteur du début tout en commandant sa cinquième anisette. Il développa ensuite toute une théorie sur les règles de conduite à tenir avec l’alcool.
Victor put enfin souffler. Les deux événements coup sur coup avaient détourné l’attention et le fait qu’il en fut un paisible témoin l’avait comme automatiquement intégré à l’ordinaire du café. Il put renouveler sa commande et emprunter le journal sans qu’on s’intéressât outre mesure à lui.
Il fallut un mois de passages quotidiens pour que Victor obtienne le statut d’habitué. Il ne suscitait plus ni méfiance ni curiosité.
Un beau jour, à peine commençait-il à s’absorber dans un article, qu’un des hommes qui faisait partie du trio de la salle de jeu,,s’approcha : « Ça vous dirait de faire le quatrième à la belote ? » Un homme à l’air grave se tenait debout devant lui. C’était Julien, employé de mairie.
A nouveau, dans le café, les oreilles se tendirent, les regards convergèrent. Dans ces coins perdus des villes où l’ennui tient lieu de terrain vague, chaque mouvement prend du relief.
Victor n’avait pas envie de jouer. Il voulait par-dessus tout qu’on ne le dérangeât point. Mais il savait que paradoxalement, sa tranquillité serait davantage en péril s’il ne la sacrifiait pas en cet instant. Dans l’attente d’une réponse, la haute silhouette de Julien restait plantée devant lui, déjà incontournable, déjà agaçante. Un « Pourquoi pas » sortit de la gorge de Victor, rauque de contrariété. Il y eut comme un froid lorsqu’il voulut attraper ses béquilles, Julien eut un geste malheureux pour l’aider mais se heurta à un sec : « laissez ! ».
A la table de jeu se tenaient Patrick, retraité SNCF et Mathieu, ouvrier au chômage. Après les présentations, un lourd silence s’abattit. Julien le rompit en distribuant immédiatement les cartes. Victor était son partenaire.
Au long des semaines et des mois qui suivirent, la belote s’institutionnalisa et petit à petit, Victor y prit goût. Il venait en fin d’après-midi, lisait le journal en sirotant une bière puis gagnait la table de jeu où ses compères l’attendaient. Au fil du temps des liens s’établirent. Patrick vivait avec sa femme qu’il appelait le dragon. A l’en croire, elle n’avait d’autre fonction que de lui empoisonner l’existence. Pourtant à l’heure de la soupe, Patrick filait vite chez lui pour se mettre les pieds sous la table. Mathieu avait divorcé et entretenait une liaison avec une femme mariée. Il la voyait parfois à la sauvette, parfois plus longtemps selon la taille du mensonge. Cette situation lui convenait très bien disait-il. Julien, lui, était vieux garçon et vivait chez sa mère. Elle régnait en maîtresse sur sa vie domestique comme en témoignaient ses jeans repassés avec un pli ou ses chemises étriquées, attachées jusqu’au col. Il se plaignait de cette vie mais n’avait jamais tenté d’en changer. Victor leur avait raconté son accident, le platane contre lequel sa voiture était venue s’enrouler, les urgences, les opérations, la rééducation, des mois d’hôpital et puis un beau jour on lui avait dit qu’il n’avait plus qu’à se débrouiller avec sa jambe en moins. Il avait raconté sa descente aux enfers, ses soûleries, ses coups de gueule, ses coups de blues. Sa femme avait craqué au bout de trois ans … leur divorce qui lui avait donné un coup de fouet et il avait commencé à accepter. Patrick et Mathieu l’avaient plaint, Julien avait plaint sa femme et Victor ne savait pas ce qui l’avait le plus agacé.
L’amitié entre les quatre hommes se renforça tant qu’un soir, le vieux trio se mit à parler de Jean-Pierre. Ils en oublièrent de jouer à la belote. Jean-Pierre, un gai luron, était l’ancien partenaire de jeu de Julien. Un soir d’agapes très arrosées, il s’était fait faucher par un poids lourd. Mort sur le coup. Cela faisait quatre ans qu’ils jouaient tous ensembles. Jean-Pierre était mort depuis huit mois quand Victor était arrivé dans le quartier … huit mois durant lesquels ses compagnons ne parlèrent que de lui et ne tentèrent pas de le remplacer à la belote. Peu à peu, ils en vinrent à se dire qu’un joyeux drille comme Jean-Pierre n’aurait pas voulu ça, que le meilleur hommage à lui rendre était de continuer à rire et à jouer. Victor avait débarqué et ce fut une évidence pour le groupe. Julien mit un mois à se décider à l’inviter. Après leur récit, Victor commanda à boire, ils trinquèrent à la mémoire de Jean-Pierre et ainsi durant plusieurs tournées.
Une année et demi s’était écoulée jusqu’à hier. Le matin, Victor avait subi un coup de téléphone de ses parents vieillissants … cela faisait très longtemps qu’il ne l’avait pas vu … comment se débrouillait-il ? … ce serait bien qu’il ait quelqu’un pour l’aider etc … de quoi mettre les nerfs en boule. L’après-midi le temps était à l’orage. La tension était tangible dans la nervosité des démarches, la crispation des visages. Des rafales de vent tiède balayaient soudainement les rues quasi désertées. Des bruits inhabituels perçaient la grisaille, les pleurs d’un nourrisson, un chien qui hurle, un volet qui claque. Tout annonçait la violence et une peur viscérale nouait les entrailles et affolaient les esprits. Alors qu’il tentait de se faufiler entre des voitures mal garées, Victor fut agressé par un conducteur qu’il gênait : « Dégage l’homme tronc ». C’est à ce moment là que Victor sentit une sorte de venin lui tapisser l’estomac et s’instiller dans ses veines. Il entra dans le café alors que le patron se prenait la tête avec Pierre, le pilier de bar, ivre plus tôt que d’ordinaire. Ses compagnons de belote étaient déjà installés. Il les salua de loin, commanda et se plongea dans le journal. Toutes les nouvelles étaient dégueulasses. Catastrophe naturelle, massacres prétendument ethniques, bombardements, abus de biens sociaux, et même la page des sports ne parlait que de dopage.
Victor rejoignit ses amis. Amis ? Était-ce vraiment des amis ? Que savaient-ils de lui à part qu’il s’était fracassé la jambe gauche ? Le considéraient-ils comme un homme à part entière ? Était-il autre chose qu’un pratique partenaire de belote ? Que ressentait ce crâneur de Mathieu qui fumait à la Humphrey Bogart en tenant sa cigarette entre le pouce et l’index, ou encore qui mélangeait les cartes à l’américaine au début de chaque partie ? Il jouait les revenus de tout parce qu’il avait vécu un divorce et ne voulait plus s’attacher. Était-il seulement capable d’amitié ? Et Patrick qui faisait le macho sûr de lui plombant constamment la conversation de remarques misogynes ou de vantardises et qui redoutait sa rombière plus que la peste. Comment un homme qui se connaissait si mal pouvait connaître Victor ? S’y intéressait-il seulement ? Quant à Julien, parlons-en …un puceau qui n’avait rien vu, qui était encore dans les jupons de sa mère et qui suintait la gentillesse niaise et sentencieuse. Que pouvait-il comprendre de la vie ?
La partie commença dans le silence. L’air était lourd et la transpiration perlait sur les fronts. Accablé par la chaleur, chacun s’accrochait à ses petites manies et les soupirs remplaçaient la conversation. Julien et Victor perdaient coup sur coup. Finalement Julien avait pris mais il était trop court en atouts. « Si j’avais eu la dame de cœur… » dit-il dans un souffle. Victor sentit des digues se rompre dans tout son corps, son champ visuel se rétrécit et il ne vit plus que Julien dans une nappe de brume. Tout ce qu’il avait retenu depuis le matin déferla et inonda sa bouche de poison. Il persifla : « comment veux-tu avoir la dame de cœur, tu n’es même pas déniaisé ».
Le temps se pétrifia quelques instants. Puis tout alla très vite. Julien se leva. Il heurta la table. Il balança une droite à Victor. Victor répliqua. Les coups s’enchaînèrent. Tout devint confus. Le pugilat n’avait duré que quelques secondes. Victor gisait en bas du comptoir et Julien sortait sous une pluie torrentielle. Patrick et Mathieu choqués remirent Victor debout et lui proposèrent d’appeler un médecin. Victor déclina et rentra chez lui sous les éclairs et des trombes d’eau.
Et ce matin Victor est devant son miroir. Il ressent un soulagement comme il n’en n’a jamais connu depuis qu’il est unijambiste. C’est la première fois qu’on le traite comme n’importe quel homme depuis son accident. Julien est un ami sincère. Victor quitte la salle de bain et se dirige vers le téléphone. Il compose le numéro de Julien.
mars 2016 – Nouvelles – Fabienne Dubues
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