le diabolique détail
C’était mon amie, ma seule amie. J’avais été une enfant solitaire, une collégienne mise à l’écart, trop intello puis une étudiante studieuse. Je ne sortais pas dans les soirées, je ne m’attardais pas dans les cafés enfumés. Ma bourse suffisait tout juste à payer mes tickets de RU, mon loyer et un aller-retour par mois pour la maison de mes parents. Je passais le plus clair de mon temps à la bibliothèque. Là j’entendais les bavardages futiles des autres. Je les enviais parfois tout en essayant de les ignorer. Un jour, elle était venue s’assoir à côté de moi. Juste à côté de moi. Je n’aimais pas que l’on vienne trop près de moi. La présence d’un autre ou d’une autre me mettait aussitôt mal à l’aise. Au point de m’empêcher de travailler. Cette fois, rien de tel. J’avais pu me replonger dans mes livres en oubliant son souffle, le grincement de sa chaise. Imperceptiblement, je m’étais même senti plus d’entrain.
Quand la bibliothèque avait fermé nous nous étions retrouvées dans le même bus et nous avions parlé. Qui avait entamé la conversation, je ne m’en souviens plus. Elle avait les mêmes goûts que moi, les mêmes manières un peu désuètes, le même vocabulaire, un peu trop précieux pour notre époque. Nous nous revîmes à la bibliothèque, une fois, trois fois, cela devint un rendez-vous. Toujours nous rentrions ensemble. J’étais heureuse, je me sentais légère, en phase avec quelqu’un, c’était la première fois.
Cette année-là, j’obtiens ma licence avec mention. Pour fêter cela, elle m’invita à partager une bouteille de champagne. Je n’avais jamais bu de champagne. Elle habitait dans un studio bien plus agréable que ma chambre de cité universitaire. Il était décoré simplement, seuls les tableaux accrochés aux murs dénotaient par leurs couleurs. Il y avait quatre reproductions sur toile. Elles me plaisaient énormément, encore un signe de la similitude de nos goûts.
Après une coupe de champagne, je m’étais approché d’un paysage. Rendue euphorique par le champagne, je voulu toucher la toile, la caresser. Elle m’arrêta : « fais gaffe, c’est un Derain tout de même »
Je voulus faire un peu d’humour en lui demandant : « Un vrai, bien sur ? »
Elle me répondit soudain sérieuse. « Ben oui, un vrai, ce sont des cadeaux de mon père ».
Je fus instantanément dégrisée.
Je passai mon été à travailler à la caisse d’un supermarché. A la rentrée, je revins prendre ma place habituelle à la bibliothèque. Je l’aperçus, de loin. Je me fis toute petite, me plongeai dans me s livres sans lever la tête. Le lendemain, je changeai de bibliothèque. Elle m’appela quelques fois, je ne lui répondis pas.
Laure Timon -Nouvelles – 2014
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