L’Eldorado
1944, j’avais 7 ans, à Auxerre on manquait de tout… Combien de fois ais-je entendu parler, avec une cruelle nostalgie, « des produits d’avant-guerre » ?
Mon papa était rentré d’Allemagne riche d ‘ « enige deutsch woerter » ( un certain dictionnaire allemand) et d’une ignoble musette qu’il ne quittait guère. Ayant repris son travail chez Soisson pour un salaire de misère, il avait mis la main, dans une mansarde perdue, oubliée, sur tout un lot de vieilles gamelles et de casseroles en aluminium et en fer, choses introuvables à l’époque. C’est qu’il en fallait du fer, pour construire les T34, les Tigres et les Sherman, et de l’aluminium pour la moindre Forteresse Volante.
Avec ce précieux viatique il parcourait à vélo et muni de la hideuse musette, les fermes et les hameaux autour de Courson, où il était né et où il connaissait du monde.
Chaque dimanche soir il revenait avec des œufs, du beurre, voire un lapin. Ma mère ne travaillait pas, mais était bonne cuisinière, alors c’était la fête à la maison ! On y mangeait comme les riches clients du marché noir, dont tout le monde enviait les bombances.
C’est à cette époque que commença à se répandre une rumeur inouïe et fascinante : les soldats américains – qui avaient commencé par priver Auxerre d’eau en utilisant celle de Vallan pour en alimenter une piscine moins répugnante que l’ancienne de la ville – se débarrassaient de leurs surplus aux endroits où la ville elle même jetait ses ordures.
On racontait des choses inouïes : boites de conserves en parfait état, pleines de bonnes choses parfaitement comestibles : du bœuf, de la confiture, des tranches d’ananas dont seuls les vieux savaient encore le goût, des postes de radio… Oui ! Des postes de radio en état de marche permettant de capter autre chose que Radio Paris et Londres.
La rumeur grossissait, enrichie des pouvoirs démesurés de l’imagination. Peu à peu la masse des pauvres détenteurs de tickets se mit en route vers ces endroits fabuleux. Les décharges se tenaient dans d’anciennes carrières, situées route de Chevanne. À cette époque, les ordures n’avaient pas encore le volume gargantuesque qu’elles ont aujourd’hui.
Nous n’habitions pas bien loin du pont de Vallan ; un dimanche où mon père était parti pour ses tournées alimentaires, je pris avec ma mère la route de l’Eldorado.
La foule attendait, hardie, vociférante, car si l’on manquait de tout, le bon vin des collines abondait et nombre de ses clients parlaient haut et trébuchaient dans l’immense fouillis déversé chaque jour.
Arrivent enfin les premiers GMC.
C’est la ruée ! Les premiers arrivés seront les premiers servis. Comme tout le monde, nous nous hâtons…
Mais de gros bras stimulés à la Palotte sont déjà à l’ouvrage, le verbe fort et la poigne avide. On voit passer des choses dissimulées bien vite dans des sacs ou de pauvres hardes. Je réussis à m’emparer d’une bouteille d’encre rouge, pleine, et ma mère d’un balai neuf, ou presque. Un de nos libérateurs ayant fait mine de récupérer l’objet, sans doute pour nettoyer le camion, ma mère inventa un étonnant sabir : « balai à moi ! Balai restera ! »
Le soldat noir, croyant sans doute à quelque maléfice vaudou n’insista pas.
Très longtemps la bouteille d’encre rouge resta dans un tiroir.
Un jour, j’en fis cadeau à monsieur Bertin, mon instituteur.
Venue de la lointaine Amérique, elle servit à corriger les fautes des petits français.
Ainsi va le monde.
27 juillet 2015 – Fragments – Jean Jacques L.