Cruelles gruelles

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09 / 07 / 2015
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Les bombardements d’Auxerre m’avaient secoué le corps et l’esprit. Mes parents décidèrent de m’envoyer quelques temps à Courson les carrières où nous avions une petite maison, domaine de ma tante Claire (la Terrible). Pas de moyens de transports. À huit ans j’étais incapable de faire 24 kilomètres à vélo. Mon père m’y traîna avec une petite remorque hâlée par son propre vélo.

  • Tu vas visiter Courson » me dit-il. (Oh, pas les carrières car nous n’avions pas de lampe.) Je vais te faire voir le « Caniveau » et ses gruelles…

C’était au bord du village : deux grands bassins de pierre qu’alimentait une eau fraîche et abondante. Les gruelles étaient là, de petits animaux aquatiques agiles et surtout très nombreux. J’étais émerveillé ! En 1944 je n’avais jamais vu de crevettes et rien ne pouvait m’y faire penser.

Je revins en hâte chez ma tante emprunter un bocal et capturai sans trop de difficultés quelques gruelles. Elles furent disposées à la place d’honneur, sr la cheminée, et j’étais fasciné par leur nage agile et gracieuse.

Un animal doit manger, oui mais manger quoi ? Je hasardai quelques miettes de pain, sans résultat visible. Il ne faisait pas bien chaud chez la tante. Une misérable cuisinière en fonte disposait la chaleur de quelques morceaux de bois que mon père sciait et fendait. C’était l’été et que dire de l’hiver où il fallait se recroqueviller sous d’énormes édredons en récitant imperturbablement les prières chrétiennes dont ma tante avait une sempiternelle connaissance.

Ma tante vivait chichement, donnait des leçons d’orthographe et de calcul aux gens, fort nombreux, désirant décrocher le certificat d’études. On la payait en denrées alimentaires plus souvent qu’en espèces. Ma mère la haïssait : elle aurait dû nous payer un gros loyer, et faisait, s’imaginait-elle, des héritages, de gros héritages. Mon père ne voulut jamais augmenter ce loyer. « Je ne tiens pas à ce qu’on me jette des pierres quand je vais à Courson » disait-il.

J’étais moi, désolé. Puis je m’habituais à ces perpétuels conflits familiaux que seule la mort apaisa.

J’avais un autre souci : mes gruelles mourraient, toutes, et en quelques heures. Pourquoi ? Comment ?

En sixième, un prof d’histoire naturelle nous fit acheter un merveilleux petit livre de Marcel Pironier « le petit peuple des ruisseaux » . Tout y était, toute la faune des ruisseaux. J’appris que les gruelles se nommaient des Gammares et qu’elles avaient une cousine souterraine, dépigmentée et aveugle : le Nyphargus.

Les Gammares (ou gruelles) ne pouvaient vivre que dans une eau pure,, sans cesse renouvelée et très riche en oxygène.

Je compris alors le pourquoi de leur brève existence et le considérai comme une punition divine. ( c’est du moins ce que m’assura ma tante, la Féroce. L’Éternel avait anéanti Sodome et Gomorrhe, enfermer des créatures agiles et vivantes relevait d’une faute identique.

À deux kilomètres en amont de Courson, se trouvait la source qui alimentait le village. J’y allais souvent, lire et méditer. Il y avait des livres chez ma tante : j’y lus les Romantiques, Baudelaire, Rimbaud, les Parnassiens, les Symbolistes…

À bien des années de là, je voulus y conduire Georges Maingonat qui terminait son livre magistral « Grottes et Gouffres de l’Yonne ». Hélas la source était étroitement cernée d’épais et solides grillages, genre Mur de Berlin.

Nous ne pûmes y aller.

Maingonat connut le sort des gruelles : après cinq ans de prison, il mourut.

06 juillet 2015 – Fragments – Jean Jacques L.

 

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