Ombilic

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23 / 06 / 2015
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Ombilic

Il y a un truc sous mon omoplate droite, je le sens, qui appuie. Ça fait mal. C’est petit, et solide ; ça doit être mon labello. Je ne bouge pas.

Je me concentre dans cette sensation, qui me rassure ; elle est un rappel de la pesanteur de ma chair, de la consistance des choses et de la dureté de mes os. Je m’y love toute entière, dans cette petite douleur, seul ressenti au milieu d’un océan d’anesthésie. Là est un genre d’ombilic, qui me rattache à l’instant même au monde réel.

Je ne sais pas depuis combien de temps je suis allongée comme ça. Depuis que je suis arrivée, je crois. Au-dessus de moi je vois cette fille immobile, méduse échouée dans des draps blancs. La fenêtre est ouverte ; j’entends les cris stridents des enfants.

Les voilages se gonflent et un air chaud vient caresser ma jambe. Là-haut, la jupe frémit sur la cuisse de la fille. Je me bascule de côté pour ne plus la voir – et perds la sensation de l’objet qui s’incrustait. Un pot de crème glacée se renverse sur l’oreiller. Je regarde vaguement s’échapper le liquide collant, l’épaisse coulure vanille qu’absorbent les fibres – et m’en éloigne quand la douleur dans mon ventre me relance, lancinante. Vers elle je converge, et me rassemble. Le poids dans mon estomac me cloue en mon centre, au milieu de cette pièce immense : la seule coordonnée à laquelle me référer, rassurante.

Les boîtes vides gisent autour du lit. Je ne bouge que pour téléphoner, en commander, et continuer d’avaler.

Ma tante m’avait donné ces billets qu’elle avait gagnés, à je ne sais plus lequel des concours idiots auxquels elle passe son temps à participer. C’était l’année de mes trente ans – je pouvais envisager de m’offrir cette virée. Des places pour un parc d’attraction auquel tous les enfants sont censés avoir un jour rêvé d’aller. Un séjour d’une semaine, pour deux. J’ai déchiré le billet en trop, jeté les miettes à la poubelle. Et je me suis dit « pourquoi pas en effet, m’offrir ce que toute personne est censée avoir désiré dans sa vie ; à l’âge adulte, réaliser un rêve d’enfant ». Aller voir les princesses et les personnages de dessins animés, m’immerger dans le rêve comme si c’était pour de vrai.

Seulement, j’avais oublié que je n’avais jamais été ce genre d’enfant, à avoir ce genre de rêves. Petite, j’étais plutôt effarée, de voir les enfants autour de moi adhérer aux contes de fée ; je ne croyais qu’en ce que je vivais. Et la fiction que me renvoyait mon univers, c’était : ma grand-mère paternelle, asservie à son prince horrible ; ma grand-mère maternelle, qui guettait par la fenêtre le retour de son mari qui vivait ailleurs les plaisirs de la chair. Quant à leurs descendants, mes parents : eux, ils interprètent le mariage comme un chemin de croix. C’est cela qui en réalité les unit : voir la vie comme un fardeau qu’on porte sur son dos.

Ainsi, je naquis, serrée dans un poing, avec comme philosophie de vie, la strangulation comme économie du plaisir. Je suis restée fidèle aux dieux qui m’avaient créée, et j’ai suivi le fil ténu qu’ils m’avaient donné en adoptant leur recherche d’absolu et l’intransigeance. A mon tour, je détenais la vérité, et j’allais la léguer. Une autre vue à offrir, que la mainstream. Je suis devenue artiste, photographe en fait : l’appareil me permettait de me placer en retrait. Cachée derrière mon objectif, comme située dans les coulisses, je prétendais capturer l’artificialité de notre réalité pour la dénoncer. Je faisais naturellement du Noir et Blanc, à l’image de la cruauté qui est notre âpre vérité. Je voulais nettoyer les regards, laver les filtres colorisés à travers lesquels la vie se teintait, ôter toutes ces nuances sucrées qui recouvraient la mort, la souffrance et la maladie – autant de choses que j’avais sous le nez et que j’estimais mensongèrement niées.

Ma vérité n’a pas rencontré le succès, et j’ai dû me reconvertir pour gagner ma vie. Depuis peu, je suis photographe de mariages. Je multiplie les clichés sans plus me questionner, et, à travers la lentille, la scène multipliée mille fois commence à s’imprimer en moi. Mais surtout, j’ai découvert dans les scènes qui rejouent le même standard, des éléments parasites que le réglage de mon objectif ne permet pas de faire partir. Je les vois à travers l’appareil, mais ils ne s’impriment pas dans l’image. Ils ne se laissent pas capturer, faut-il croire. C’est en moi qu’ils viennent par contre se graver, et me travailler. Mon horizon de pureté s’en retrouve troublé.

Et, à mesure que les mouvements, les sonorités, les regards, les attitudes, fugaces, furtifs, ténus, indicibles, non représentables, emplissent ma mémoire, je sens l’étreinte de mes parents se desserrer ; je déborde de l’empreinte dans laquelle ils m’avaient coulée.

J’ai en fait découvert ce qu’est respirer ; après vingt-neuf années, je prends ma première goulée. Aussitôt que l’air est entré, j’ai paniqué : ai-je des branchies ou des poumons ? Comment fait-on ? Suis-je dans l’air ou dans l’eau, oiseau ou bien poisson ?! Par où avaler, l’oesophage ou la trachée ? Et tout ce vide qui d’un coup est entré… j’ai suffoqué.

J’entends un son, comme un tuyau percé : c’est Uno qui urine contre la porte. Il a renoncé à gémir pour sortir. Me faire comprendre sa détresse à bien se tenir – il sait que je m’en fiche. C’est Raphaël qui me l’avait offert, je me revois encore ouvrant la boîte sous le sapin. Lui minuscule dedans, avec ses gros yeux exorbités paniqués. Ils se disaient merde, ces yeux, ils ne m’ont jamais regardée, et pourtant je m’en suis bien occupée. De ce cadeau que je n’avais pas désiré. Jusqu’au jour où Raphaël m’a quittée.

Je gratte le vernis sur mes ongles, écaillé ; ça fait des nuits maintenant que je suis ici. Ce maudit chien avait éveillé des envies d’enfanter, bêtement, animalement, comme une évidence. Une idée imposée par mon corps soudainement rebellé contre l’esprit qui l’avait soumis.

Avait alors surgi, dans un jaillissement épouvantablement rose, le mot le plus refoulé dont j’aurais souhaité ne plus jamais entendre parler : « aimer ». Or, risquer de m’attacher, c’est encore pire que de respirer… Je ne me lie qu’aux choses infaillibles ; en l’occurrence, les idées morbides : seule la Mort et son idée ne pourront pas me lâcher.

Ça fait une semaine maintenant que je suis ici. La fille dans le miroir m’insupporte avec son teint blafard – quelle idée d’en installer là, on se croirait dans un lupanar. Hier Uno a glapi une fois de trop ; j’ai balancé la lampe de chevet. Je l’ai entendue s’écraser, et ça s’est arrêté. Alors je me suis levée, j’ai ramassé le corps inerte et l’ai ramené avec moi dans les draps. Je l’ai tenu pendant qu’il refroidissait au creux de mon ventre, là où j’imagine que c’est le plus chaud. Les sanglots que j’ai étouffés dans l’oreiller ne l’ont pas réanimé.

Plus tard dans la nuit, j’ai allumé la télé. Je suis tombée sur Angelina Jolie qui jouait une méchante fée (en fait gentille) dans une réinterprétation de la Belle au Bois Dormant. J’aime bien l’actrice, alors j’ai laissé. J’ai observé, tiens, les temps changent ; d’autres exemples s’étendent sur les écrans. La première femme de la famille, qui ne se rabougrit pas dans son statut de victime, et qui s’inscrit librement dans la cartographie des filiations quand s’éveille en elle un sentiment aimant (transparent). La sorcière entrait dans le Panthéon désert de mon imaginaire quand je suis tombée dans le sommeil.

Lorsque j’ai rouvert les yeux quelques heures plus tard, j’ai vu la femme au-dessus de moi se lever. Mes pieds nus m’ont menée dans le parc ; la pleine lune découpait les contours des bâtisses fantastiques, et les ruelles étaient muettes. Seul personnage présent dans ce paysage spectral, j’étais l’âme d’un décor de carton plâtre qui s’animait sous mes pas. Mon histoire s’incarnait à mesure que j’avançais.

Je suis arrivée au château de Maléfique, et j’ai trouvé un buisson sous lequel j’ai gratté. J’ai enfoui le petit corps dans la cavité.

J’ai regagné ma chambre alors que l’aube naissante colorait le ciel de teintes pastel. J’ai pris ma valise et je suis partie.

Marguerite Leudet

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