Lush Life

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23 / 06 / 2015
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LUSH LIFE*

La première fois, j’avais commencé à l’entendre au milieu de la nuit. Je m’étais réveillé comme cela m’arrivait souvent depuis quelque temps. Au début, quand j’avais pris mon poste au service comptable, je dormais comme un bébé, peu soucieux des difficultés que j’avais pu rencontrer dans la journée ou de celles que j’aurais probablement le lendemain. J’avais du travail, c’était l’essentiel. Petit à petit, au fil des années, le sommeil commençait à devenir plus léger, je me dressais au moindre petit bruit, et si le chat grattait derrière la porte je mettais une heure à me rendormir, langue pâteuse et migraine garanties au réveil. J’étais de plus en plus tendu. Le stress du rond de cuir, je ne pensais pas que cela pouvait exister. J’en avais connu bien d’autres. Non seulement je détestais ce métier, mais en plus j’étais en train de perdre ma sérénité, bien que je ne sois pas sûr d’en avoir jamais eu. Mais à une époque il avait bien fallu faire des choix, stopper mes comportements à risque, reprendre les études, travailler, fonder une famille. Les choses sérieuses des adultes.

Et voilà que maintenant j’entendais quelqu’un jouer un solo de trompette en pleine nuit. Mais je ne savais pas si j’étais déjà sorti du sommeil ou non. Le court instant entre le rêve et la réalité. Quelques notes, toujours les mêmes. Ré-mi-fa, la-sol. Cela s’était répété, de plus en plus souvent. Plusieurs fois par semaine. Alors je finissais par me lever, et tout en tendant l’oreille je passais d’une fenêtre à l’autre pour chercher l’auteur supposé de mes insomnies. Ensuite je m’habillais dans le noir et je descendais l’escalier silencieusement, je sortais dans la petite cour et pour finir dans la rue afin d’essayer d’en savoir plus. C’était toujours la même mélodie, jouée avec une sourdine. Mais je revenais bredouille. Personne à l’évidence ne soufflait dans une trompette au pied de cet immeuble à trois heures du matin. Je me demandais si je n’avais pas des hallucinations, si je n’étais pas devenu schizo, le cerveau dérangé par mes addictions d’antan. N’y tenant plus j’avais fini par aller chercher ma collection de disques, je l’avais mise naguère à la cave, pour être sûr. Je l’avais remontée dans l’appartement le coeur un peu battant, depuis le temps. Trois gros cartons pleins dont un de vinyles, recouverts de poussière et sentant le moisi. Un autre contenait les partitions et les grilles mais je l’avais laissé en cadeau aux souris. Quant à l’instrument il y avait longtemps que je l’avais revendu, je devais me débarrasser d’un fétiche malfaisant. Ma femme Leila m’avait regardé d’un air intrigué quand j’avais déballé tout ça, elle en ignorait jusqu’à son existence. Puis elle était retournée s’occuper de notre bébé qui réclamait sa tétée. Je n’avais pas tardé à retrouver le morceau. C’était dans le deuxième quintette de Miles Davis en 1969. Ré-mi-fa, la-sol. Le mec qui jouait ça en pleine nuit devait connaître le jazz, pas de doute. Leila n’écoutait que du classique. Ne me voyant pas ressortir du bureau où je m’étais enfermé, intriguée par les sons inhabituels qui en sortaient, elle m’avait rejoint doucement dans la pièce, et s’était assise sur le tapis, à côté de moi, la main sur mon épaule, sans dire un mot. Puis elle m’avait interrogé sur ce que j’écoutais ainsi depuis des heures. Juste des souvenirs, avais-je conclu en refermant les cartons. Des trucs dont je ne t’avais jamais parlé. Elle n’avait pas relevé, ses yeux montraient seulement de la curiosité pour un pan de ma vie qu’elle ne connaissait pas et qu’elle venait de découvrir avec aussi un peu d’inquiétude. Leila, heureusement que je l’avais rencontrée, elle m’avait sorti de mes abîmes, mais j’avais laissé une partie de moi dans le marécage du fond. Le goût de la musique était un de nos points de ralliement et nous allions souvent au concert avant que l’enfant ne naisse. Elle m’avait fait découvrir la sienne, Debussy, Satie et Ravel, et aussi Brahms. L’appartement n’était pas assez grand pour accueillir un piano, je le regrettais mais elle ne m’en tenait pas rigueur. Elle m’avait fait raconter. Mon adolescence, les nuits passées avec les amis musiciens, les journées à dormir, les difficultés pour vivre de sa passion. Puis les échecs, la recherche du bonheur artificiel, la lente descente vers la dépendance. Les produits de substitution que j’allais chercher au centre. La désillusion.

1 Malgré les nuits perturbées par l’étrange litanie du cuivre, la vie suivait son cours et chaque jour je prenais le métro pour rejoindre la tour vitrée où mon existence se diluait. Je prenais toujours la même ligne et je finissais par connaître tout le petit monde des quais. Les clochards, les mendiants et bien sûr les musiciens. Leur qualité allait du meilleur jusqu’au pire, et si parfois j’écoutais avec intérêt un blues-man guitariste ou un accordéoniste venu de l’est, pour lesquels je gardais toujours une petite pièce dans ma poche, la plupart n’avait qu’une production dérisoire. Et soudain un jour, je l’entendis. Ré-mi-fa, la-sol. Cela venait du quai d’en face mais déjà ma rame se ruait avec fracas dans le tunnel sans que j’ai eu le temps de le voir. Je descendais à la station suivante pour reprendre la ligne dans l’autre sens, mais lorsque j’arrivais sur le quai essoufflé, il n’y avait plus personne, que les voyageurs fatigués et maussades qui se moquaient bien de mes angoisses. J’avais poursuivi mes recherches en errant dans les couloirs carrelés de blanc. J’allais être en retard au travail, ce qui ne m’arrivait jamais. Je repris mon trajet normal, suffisamment perturbé pour louper la sortie du boulot ce qui me mit encore plus en retard et de mauvaise humeur.

Il se passa un bon moment avant que cela ne se reproduise et ce fut au moment où je m’y attendais le moins. Alors que j’étais au bord du quai à attendre, complètement déprimé après ma journée dans les comptes, je l’entendis juste derrière moi et la surprise me fit bondir. Il était là, assis sur un petit tabouret et il soufflait dans son bugle. Il s’accompagnait avec une boite à rythme et une pédale wah-wah qu’il faisait passer sur un petit ampli. Il avait un son extraordinaire, très rond et très doux. Avec un tel niveau de qualité, je me demandais bien ce que ce gars-là faisait dans le métro. Je le contemplais fasciné, mais lui ne regardait personne, il gardait les yeux mi-clos tout en jouant. C’était un type assez grand et maigre, les cheveux courts, le visage parcouru de rides, la peau sèche, une barbe blanche mal rasée parcourue de trous. Ses vêtements étaient usés mais propres, il portait même une petite cravate noire râpée nouée sur un col pelle à tarte dont les pointes se retournaient comiquement vers le haut. Il avait l’air malade, un peu au bout du rouleau, mais il soufflait avec un velouté incroyable. Sur la petite carte d’accréditation de la RATP qu’il portait sur le revers de son veston de vieux tweed je cherchais son nom.

Leila avait fini par me décider. Ce soir-là elle avait convoqué une baby-sitter et elle avait réservé deux places de concert dans un des meilleurs clubs de la ville. Elle avait repéré un trio réputé qui passait pendant quelques jours. J’avais accepté malgré mon aversion pour manger et écouter de la musique en même temps. Je trouvais que le bruit des fourchettes faisait injure aux musiciens mais je ne lui avais pas dit, cela avait l’air de lui faire vraiment plaisir. Nous avions une petite table près de la scène, j’étais sur un nuage aux côtés de la femme que j’aimais et en même temps tellement surpris de renouer avec les démons que j’avais soigneusement refoulés. Inquiet et heureux à la fois, c’était une drôle de sensation. Au milieu du deuxième set, le pianiste se leva et fit une annonce. Et maintenant mesdames et messieurs, j’ai l’honneur d’accueillir parmi nous quelqu’un que je respecte et que j’admire beaucoup, il va jouer avec nous, merci à lui d’avoir accepté, voici … un tonnerre d’applaudissements couvrit la suite. Un homme était apparu tenant un bugle à la main, c’était l’homme du métro. Le silence se fit. Il commença tout seul sous le spot de lumière puis le batteur le rejoignit puis ce fut le bassiste et enfin le piano. Ce fut un régal, un moment de grâce. Il reprit deux ou trois standard avec beaucoup d’originalité, se montrant immédiatement un leader. A la fin il resta là debout, voûté, hochant la tête tout sourire et les yeux brillants devant le public qui lui faisait une longue standing ovation. Puis il s’éclipsa tenant son flugelhorn au bout du bras levé comme en signe de victoire et je me ruais derrière lui, laissant Leila médusée. Mais dans la rue il n’y avait plus personne.

2 Chaque jour au retour du travail je recherchais mon trompettiste sur le quai du métro. Je m’asseyais, discrètement, non loin de lui, je me disais qu’il fallait que je l’apprivoise comme le petit prince avec le renard. J’étais intimidé, ne sachant comment l’aborder. Ce fut lui qui fit le premier pas. Au moment où je mettais une pièce comme d’habitude dans sa casquette posée à terre, il m’adressa la parole. Il avait la voix éraillée des abus de toutes sortes. Il me demandais pourquoi je m’intéressais à cette musique, depuis quand, et pourquoi j’avais arrêté. Et il me disait combien j’avais eu tort. Et il me disait ce qu’il fallait faire, d’abord ne jamais se décourager, croire en soi et en son étoile, travailler tout le temps. On n’avait pas besoin d’autre chose pour trouver l’inspiration, il fallait aller la chercher au fond de soi, et cela suffisait. Oui c’est ça au fond de soi, répétait-il les yeux perdus dans je ne sais quel paradis. Au fil des jours il me révélait ses secrets, il me prêtait un petit cornet pour corriger ma façon de souffler. Tu sais petit, me dit-il un jour, tu ne dois pas faire les mêmes erreurs que moi, alors il faut que tu reprennes. Pour moi de toute façon c’est terminé. Ce furent ses dernières paroles. Les jours suivants je ne le retrouvais pas sur son quai. Semaine après semaine l’espoir de le revoir s’amenuisait. Finalement je me demandais s’il n’avait jamais existé.

Épilogue

À l’heure de pointe j’avais entamé Lush Life à la trompette. J’avais gardé les yeux fermés comme il me l’avait montré. Au milieu du morceau, au lieu de partir sur une improvisation, j’avais repris dans le micro les paroles du vieux standard de Billy Strayhorn

Ah yes I was wrong

Again, I was wrong

Life is lonely again**

J’avais rouvert les yeux et je m’aperçus que le quai était bourré de monde, il s’était créé un attroupement autour de moi. Je m’étais tu, la gorge serrée sous les applaudissements. Juste devant moi, une femme me regardait tendrement, c’était Leila. Une petite fille lui tenant la main venait déposer une pièce dans le chapeau en souriant.

Didier Laurens

* la vie de luxe

** Ah oui j’ai eu tort

Encore une fois j’ai eu tort

La vie redevient solitaire

3

1 Commentaire

  • Dorreb

    Beau travail. L’art de l’écrivain c’est de rebattre les cartes du réel. le beurre et le sourire de la crémière en plus!

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