Galayre ! Galayre !

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23 / 06 / 2015
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Galayre ! Galayre !

Galayre avait rêvé d’une autre vie, qu’il se marierait, aurait des enfants, et tout le toutim… Macache bono ! Il abandonna sa dernière illusion une heure après avoir perdu son boulot, fourra rageusement dans sa poche son dernier bulletin de salaire et son solde de tous comptes, délogea de son vestiaire une bouteille thermos, des mouchoirs en papier, une photo de femme qui ne le quittait jamais et serra quelques mains. Certains de ses compagnons le regardèrent s’éloigner en soupirant ou baissant les yeux, d’autres affichèrent un sourire discret : enfin, le looser de l’équipe prenait le large ! Galayre fit tousser sa vieille Mercedes déglinguée. Il fut reçu avec d’autres naufragés par une femme grasse, indécemment optimiste et parfaitement boudinée dans une robe de laine bleue.

Galayre avait besoin de flotte pour penser. Il prit le chemin du fleuve, se planta au plus haut du petit pont, les yeux perdus dans l’eau grise, les cheveux raidis par le froid boréal. Bon sang, que pouvait-il faire maintenant ? Du porte à porte pour quémander du travail ? Supplier et, à force de refus, se laisser glisser dans le fleuve qui coulait devant lui ? Ou partir ? Pour aller où ? Après une demi-heure de réflexion, il se remit en marche pour ne pas mourir cristallisé dans une posture ridicule, les mains dans les poches et la goutte au nez, l’air con jusqu’au bout de la vie et même après. Il redescendit vers la ville, se gara sur le parking du Carrefour Market, acheta un plein caddy dont il bourra le coffre de Mercedes et regagna le quartier des Moulières, au-delà de la ville. En refermant sa porte, il croisa le regard du pauvre bougre qui l’attendait. Quelle idée de poser un miroir juste devant l’entrée quand on n’est pas beau ! Galayre rangea les conserves, les lyophilisés, les nouilles, les surgelés. Ses maigres économies et le chomdu lui permettraient de tenir pendant… ? Quelle importance ? Il poussa le verrou de l’appartement 233, au quatrième étage et alluma son poste de télévision.

Durant une bonne vingtaine de jours, Galayre, le cul incrusté dans son canapé beigeasse, ne vit, ni ne parla à personne. Les écrans brillaient, la télé et l’ordinateur éclaboussaient les murs de leur lumière glauque. Les livres, les revues s’étalaient sur le sol. Galayre attendait. Quoi ? Peut-être le courage d’enjamber l’appui de la fenêtre pour basculer dans le vide. Et ce serait fini. Exit Galayre.

Un mardi, à vingt heures et des brouettes, la télévision l’énerva : il y avait là-dedans un mec tout auréolé de filles froufroutantes, un beau mec assis dans un bistrot et qui, tout en riant, plantait ses dents trop blanches dans un sandwich croustillant. Galayre fut touché en plein cœur. Une révélation… fini le saumon à l’oseille, les nouilles sauce tomate, la moussaka surgelée ! Galayre s’était donné jusqu’au mois de mars pour partir seul et sans bruit, mais il ne le pouvait plus : croquer dans un hot dog brûlant, gruyère-moutarde en buvant une bière blonde dans un bar, voilà, ce qu’il devait faire ! Il salivait comme un chien affamé devant lequel un dresseur sadique aurait posé une côte de bœuf. Galayre décrocha son blouson, claqua la porte, dévala les escaliers, implora Mercedes et quand elle toussa, s’éloigna des Moulières. Arrivé en ville, il laissa Mercedes seule sur le parking du Monument aux Morts et marcha au hasard, en chantonnant pour les pauvres gars de Craonne, Adieu la vie, adieu l’amour, adieu toutes les femmes…

Après l’avenue de Paris, il tourna à gauche, quai de la Marine. L’enseigne du Betty’s Bar clignotait et ses reflets rouges se tortillaient dans le fleuve, petites sirènes en robes écarlates. Rouge. Noir. Rouge. Noir. Il faisait nuit. Le rade semblait lui faire de l’œil pour son dernier repas. Il y avait du bruit, de la vie, de la chaleur et des gens qui parlaient pour s’accrocher aux mots comme à une bouée. Galayre poussa la porte. Le néon verdâtre figeait les clients dans une lueur maladive. Exactement ce qu’il lui fallait ! Ils étaient une dizaine. Galayre les connaissait tous : vieux copains d’école, de jeux de billes, devenus les piliers du Betty’s Bar. Travailleurs ? Chômeurs ? Galayre s’en foutait. Il voulait croquer dans un hot-dog brûlant et boire une bière. Point final.

Betty trônait derrière son comptoir, dans sa robe rouge tendue à craquer sur son gros popotin, la choucroute platine retenue par un réseau de pinces métalliques, l’œil trop noir. Fil de Fer agitait ses mains osseuses en écoutant un blues mortifère. D’un signe de tête, Galayre salua la compagnie. Appuyés au comptoir, Gégé, Quinze Grammes et sa blonde ne le virent pas, occupés à refaire le monde. Galayre se dit qu’ils avaient du boulot. Au fond du bar, il aperçut la vieille paumée qu’il aimait bien. Il lui sourit d’un quart de lèvre. Mimi Crépon ne lui répondit pas, soudée à sa table, beaujolisée jusqu’au trognon, le délirium au bord des lèvres, voguant entre philosophie, sagesse et rage. Elle engueulait la mort « Je t’attends charogne, dix ans que tu me l’as volé, mon Gino, dix ans ! C’est à mon tour. Viens ! Je veux le rejoindre ! Betty, encore un verre » ! Betty servait.

Galayre pensa que rien ne changeait. Ils avaient vieilli, c’est tout. Il resta figé un moment, groggy, ne sachant plus comment remettre ses mots en ordre de marche, étourdi par le vacarme et la chaleur. Les matamores du Betty’s Bar buvaient à la crise économique, aux politiques véreux, à la brune infidèle, dans une avalanche de rires, de larmes, de cris, de sifflements du percolateur, de blues. Galayre s’installa au plus profond du bar.

Il commanda un hot-dog, une bière blonde, un deuxième hot-dog et une deuxième bière. A vingt-trois heures, la fée clochette s’agita au-dessus de la porte. La fille entra. Elle semblait paumée. Elle portait un pull à grosses mailles noires et rouges, sur un jean délavé. Elle traversa le bar sans un regard, s’attabla sans une parole à la table d’à côté et se fit servir une bière en montrant du menton le verre posé devant Galayre. C’était une fille Tanagra comme dans ce film d’anticipation, cheveux roux, visage d’une telle pâleur qu’il semblait luminescent, les yeux verts transparents comme un puits de tristesse insondable. Galayre ne pouvait pas la quitter du regard. Le voyait-elle ? « Non, bien sûr », se dit-il.

Bouleversé par la fille Tanagra, Galayre rêva d’un autre film. Un western nostalgique… Son titre ? « A l’heure où gémissent les rêves négligés ». Jolie trouvaille ! Le héros ? Lui ! La musique ? Un blues d’enfer ! Et une fin triste à pleurer. Un cowboy solitaire est assis dans un bar miteux, son rival, Dents Blanches, fait du gringue à une fille étrange. Cowboy Solitaire se lève, Dents Blanches dégaine et Cowboy Solitaire s’écroule ! Lent traveling du cadavre encore chaud jusqu’à la fille aux joues baignées de larmes. The end. Et si, pour fois, ça finissait bien ? Avec un grand soleil qui illumine le ciel ? Et si, être là en ce moment, était la chance de sa vie ? Tout pouvait changer. Comment avait-il pu supporter ce travail minable, avec ces types minables, ce patron minable, ce salaire minable ? Galayre se sentit pousser des ailes. Pour la fille Tanagra, il eut envie de renaître, d’arracher sa vieille peau. Il eut honte de ce qu’il était devenu, un travailleur soumis, terrorisé, servile et qui privé de son boulot n’existait plus. Il eut honte de son appartement vétuste, des surgelés, de sa solitude, de sa timidité corrosive, de la peur embusquée, des cheveux en bataille, des sous-vêtements négligés. Seule Mercedes fut sauvée du désastre. Peut-être qu’il pouvait encore s’envoler ! Oui, s’envoler… peut-être… mais assis devant son verre, Galayre ne bougea pas, il se dit qu’il serait toujours l’orphelin baladé de foyer d’accueil en institutions, le pauvre type effrayé par la vie, suant de peur. Il regarda la fille Tanagra. Non, jamais ses mains ne caresseraient une femme.

Un grand type maigre est entré, s’est accoudé au bar, a levé son verre, « A la fin du monde, les gars ! Paraît qu’une centrale nucléaire a pété. Si ça continue comme ça, on va tous y passer ! ». Galayre a pensé, « Tant mieux ». Et aussi que ce serait merveilleux d’être atomisé avec la fille Tanagra, de devenir une particule de rien qui s’accrocherait à une particule de rien de la fille et que leurs particules de rien danseraient soudées l’une à l’autre au milieu du brasier. Mimi priait à voix basse pour revoir son Gino. Les autres gueulaient. Une vraie cacophonie, les pour, les contre, ceux qui s’en foutaient mais qui entraient dans la ronde. Et Sleepy John Estes continuait à répandre son chagrin microsillon.

Noir ! Tout s’est mis à tourner, la lumière s’est éteinte, rallumée, éteinte à nouveau. Il y eut des cris. Le grand type maigre a hurlé, « Je vous l’avais bien dit, c’est la fin du monde. Tout va exploser et nous aussi. Boum ! ». Les mailles du pull de la fille semblaient de métal et jetaient des flammes rouges autour d’elle. Betty a dit, « Pas de panique, c’est les plombs qui ont sauté. Ça arrive souvent. L’installation date de Billy et il y a vingt ans qu’il est au trou, Billy ». Elle est allée au compteur et la lumière est revenue. Dans le bar, tout le monde s’est tu. Seul Sleepy John continuait à chialer, loin, sur les bords du Mississipi. Voix rocailleuse. Les autres n’en revenaient pas d’être encore en vie. Gégé examinait, incrédule, le fond de son verre. Mimi pleurait, la tête sur ses bras repliés, ce n’était pas encore pour cette fois. Quinze Grammes embrassait sa blonde à pleine bouche.

La fille Tanagra s’est levée. Elle s’est mise à tanguer. Galayre se leva aussi et sans comprendre, se colla contre la fille dont la voix se mêlait au blues. Elle murmura, Tu danses bien. Galayre glissa ses deux mains sous la masse cuivrée des cheveux de la fille Tanagra.

 

Claudine Créac’h Orteil d’Or 2015

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