Les gagne-petit
« Ciseaux ooooo, couteaux ooooo, rasoirs ouarrrr ». Il arrivait de je ne sais où, à la belle saison et s’installait dans la rue, non loin de la boucherie, de notre épicerie et de chez « Adelin » le bourrelier ; mes parents le reconnaissaient et après échange de quelques nouvelles, il se mettait au travail.
Chacun apportait son stock de couteaux, de ciseaux à aiguiser, même des rasoirs ( les fameux coupe-chou) et les gamins du coin ne rataient pas l’occasion de venir observer, en action, le « rémouleur ambulant ». Il installait son bâti en bois qui supportait une meule de grès ; grâce à une pédale actionnée par le pied du rémouleur, la meule tournait autour d’un axe et un mini réservoir fournissait l’eau qui mouillait le grès pendant l’aiguisage ; sur son banc, il avait installé une petite enclume et avec un marteau, il redressait les lames tordues ; il affûtait aussi les lames des scies, long travail de précision, ses vêtements toujours protégés par un grand tablier de cuir.
J’entends encore le bruit que faisait l’outil affûté sur la meule, une petite musique un peu grinçante, « léziziiii … » Mon père nous a souvent parlé des rémouleurs ambulants de son enfance ; ils partaient sur les routes de février à novembre et pouvaient parcourir des centaines de kilomètres pendant cette période ; ils allaient de ville en village en portant leur meule sur le dos ou bien sur une petite charrette tirée par un chien solide ; ils couchaient dans les granges et se faisaient offrir la soupe ; peu payés, très économes, certains parvenaient à s’installer en ville et ne visitaient plus les campagnes. Aujourd’hui, il nous reste les pierres à aiguiser des faucheurs d’autrefois, ces pierres qui restaient humides dans leur étui de zinc et que les faucheurs attachaient à leur ceinture ; à la cuisine, c’est le fusil qui aiguise la lame du couteau à découper ; encore faut-il savoir s’en servir ! On pouvait aiguiser les couteaux sur la pierre d’évier tout en grès !
J’ai aussi le souvenir d’un autre itinérant qui offrait son travail aux habitants du village ; il passait en automne et chantait : « ramoneur, ramoneur qui ramone la cheminée du haut en bas . » Qui n’a pas eu son coup de cœur pour les histoires des petits ramoneurs savoyards, un peuple migrateur, un métier de migrants ; très jeunes, ils quittaient leur montagne et partaient en exode vers la plaine, envoyés par leurs parents souvent très pauvres ; il fallait bien gagner quelques sous ! Ceux qui passaient à Fleury ne venaient peut-être pas de Savoie, mais peu importe, les récits de ma grand-mère faisaient travailler l’imagination !
Le ramoneur arrivait avec son barda sur le dos et le déposait devant la cheminée à large ouverture ; il entrait carrément dedans ; du bas, son regard estimait la hauteur du conduit tout noir:il y faisait monter ses « hérissons » les uns dans les autres à l’intérieur de la cheminée à partir du bas jusqu’à l’ouverture du haut qui laissait entrevoir le ciel ; on entendait déjà dégringoler la suie et son odeur devenait de plus en plus forte dans la cuisine, cette suie qui voltigeait sur le carrelage au fur et à mesure du grattage ; le ramoneur en prenait plein la figure ; enfants, nous étions sans pitié et nous ne pouvions nous retenir de rire en voyant « l’homme noir aux dents blanches » L’opération pouvait durer plus d’une heure selon l’état de la cheminée ; pour terminer, le ramoneur ramassait la suie et son visage en sueur se noircissait toujours davantage ; venait alors le moment du paiement ; pas de prix, « on lui donnait la pièce . » Laquelle ? Il ne gagnait pas gros ; pourtant grâce à son travail ingrat il nous préservait des feux de cheminée qui pouvaient déclencher des incendies ; de plus, c ‘était du travail en moins pour les habitants qui décrochaient la suie avec des fagots de sarments ou des balais de genêts comme je l’ai vu faire en Morvan dans les années 50.
La cheminée bien nettoyée donnait de l’énergie au feu de bois qui ronflait dans la vieille cuisinière sur laquelle on cuisait d’odorantes soupes et des viandes « maison », c’est à dire en provenance de notre modeste élevage ; mais avant de se régaler d’un civet ou d’un bon pâté de lapin, il fallait tuer la bête ; c’était la tâche de mon père expert en la matière : un fort coup de poing sur la nuque, un œil arraché, le lapin suspendu à un crochet fixé contre une porte du hangar, ne souffrait pas longtemps, il était vite saigné ; s’il devait être cuisiné en civet, on recueillait le sang dans un bol ; il m’est arrivé de tenir le bol au fond duquel il y avait du vinaigre qui empêchait le sang de coaguler trop vite, en prenant la précaution de remuer régulièrement le mélange.
Venait alors le moment de dépouiller le lapin ; avec son couteau, lame bien aiguisée, mon père débutait l’opération par la peau des pattes sans la déchirer et continuait délicatement à la décoller par petits coups jusqu’au moment où, d’un geste précis, il la retournait complètement ; encore chaude, la peau n’avait aucune égratignure ; pour la faire sécher, on mettait à l’intérieur une baguette de noisetier écartée en forme de fourche et on la pendait dans la grange où elle rejoignait la peau des victimes précédentes. Quand on entendait l’appel du marchand, « peaux d’lapins, peaux ! », on se précipitait dans la grange pour décrocher les peaux que l’on portait en courant au marchand qui attendait, appuyé sur son vélo déjà bien chargé ; après examen rapide et sûr de la peau séchée qui devait être propre, on recevait quelques centimes pour la tirelire ; pour nous, ce n’était pas cher payé ! La ritournelle reprenait : « peaux d’lapins peaux ! » jusqu’à la place de l’église, station suivante !
Les peaux brunes, grises, rousses, blanches (les plus chères payées), bien ficelées sur le porte-bagages du vélo, partaient pour la tannerie à Auxerre et devenaient ensuite des vêtements chauds : vestes, manteaux, bonnets…
Je n’ai jamais eu envie d’en porter ; trop chers par rapport au prix de départ de la peau dont je redoutais l’odeur et en mémoire des lapins qui avaient grossi grâce à la nourriture que nous savions leur préparer : aller à la recherche de « la bonne herbe à lapins » donnait aux enfants de bons motifs de balades et de jeux de plein air pendant les vacances !
20 avril 2015 – Fragments – Marité G.