L’anneau du Père Abbé

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02 / 01 / 2015
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On n’est pas sérieux quand on dix sept ans, écrivait Rimbaud.

En 1954, j’avais dix sept ans et je n’étais pas sérieux. En fait j’étais fou, fou de spéléo au point d’en avoir fait partager le « virus » à certains de mes amis de la rue Basse Perrière. C’était le cas de Christian Boblin, qui avait mon âge.

Nous avions bien peu de moyens : nos vélos, de vieux vêtements, des bougies (les lampes électriques étaient rares et chères). Chaque dimanche nous allions à Arcy sur Cure pour satisfaire cette passion qui nous dévorait. Grottes d’Arcy, grottes de Saint Moré, nous connûmes tout.

Une seule caverne nous résistait : l’unique caverne de la rive gauche du massif. Elle fut difficile à trouver. Le professeur Leroi Gourhan, grand maître de l’archéologie préhistorique la décrivait ayant la forme et l’emplacement d’un égout collecteur. Nous finîmes par la découvrir en marchant longuement dans la Cure où d’épaisses frondaisons la cachaient.

C’était la grotte de Barbe-Bleue (ce nom pseudo-romantique nous resta et reste encore mystérieux), une grotte-résurgence. L’abbé Parat avait montré qu’il en sortait l’eau engouffrée (en face Sud) à la perte des Goulettes et nous devions montrer que le ruisseau de la grotte des Fées y revoyait aussi le jour.

La première partie de cette grotte est un lacis de galeries tortueuses et basses où seule la tête émerge d’une eau noire et menaçante. En effet la moindre hausse de la Cure y retentit immédiatement. Et sur la haute-Cure des barrages hydro-électriques lâchent périodiquement de grandes masses d’eau.

La suite nous échappait : on nous avait parlé d’un semi-syphon très bas, très dangereux, qui ne se désamorçait qu’en période de sécheresse. La suite nous faisait rêver : on parlait de galeries bien ornées s’ouvrant dans une très grande salle occupée par un lac. Nous scrutâmes soigneusement : rien, rien de rien. L’été avait été pluvieux, c’en était peut-être la cause.

Christian Boblin travaillait chez Guillet et devait y faire la connaissance de Marc Méraville, le frère de Gérard Méraville, un grand spéléologue qui fonda le GSPP et devint notre maître à tous. (Si on le désire, je parlerai de cet individu, hautement respecté, et qui sortant de la Résistance fit d’Arcy sur Cure le sanctuaire de l’archéologie et le berceau de la jeune spéléologie. )

Marc Méraville proposa à Christian Boblin de lui faire connaître ce qui nous échappait, à la grotte Barbe Bleue. Il n’y avait qu’une seconde place sur la moto, mais j’avais toujours un vélo et les trains roulaient toujours. Mais dans le même temps je recevais une lettre de mon cousin Pierre Roudil, que j’aimais bien et dont la brillante intelligence me fascinait.

Il m’apprit qu’il venait d’entrer dans le clergé régulier, qu’il était Bénédictin rue de la Source à Paris et qu’il m’invitait à passer trois jours dans son couvent. Dilemme cornélien : je n’étais pas mystique, mais cela m’intéressait bigrement. J’avais lu des livres sur le monachisme et étais curieux de savoir ce qu’il se passait dans un monastère.

J’hésitai longuement, mais après tout si Boblin apprenait le sésame de la grotte Barbe Bleue, il me l’enseignerait, et je me décidai pour le monastère, pour lequel je reçus une lettre détaillée d’injonctions à respecter.

Présenté au Père Abbé, je me mis à genoux. Il me tendit une main où brillait un anneau d’améthyste que je baisai avec ferveur. La matinée fut courte et je partageai le repas des bons pères pendant qu’un moine lisait recto tono une vie des saints. Lire « recto tono », c’est lire sans accentuer les mots, sans rien souligner dans les phrases, dans une triste monotonie.

Passionné de lecture, auditeur à la radio de Jean de la Varenne, je fus navré, mais enfin, tout orgueil doit être banni.

Un moinillon nouvel argus veillait sur les verres et muni d’une cruche aux flancs épais bondissait sur tout verre vide ou mal rempli. Je n’y connaissais rien, mais ce vin me sembla savoureux. Au bout de quelques temps je ressentis pour saint Benoît une chaude tendresse.

Puis vint l’office de l’après-midi : un énorme bouquin écrit en latin nous fut offert. J’avais bien du mal à suivre, mais un bon moine veillait, tournant ma page quand cela était nécessaire ou m’indiquant la ligne oubliée ou passée.

Cela fut long, bien long et je regagnai ma cellule un peu fatigué. Même chose le lendemain. Je me gardai bien de chanter, un maître veillait. À chaque fausse note, le moine incriminé devait d’aller jusqu’à l’autel et y murmurer en latin, une longue punition. L’après-midi fut d’une monotonie semblable jusqu’à ce que dans ma chambre surgisse mon cousin tout excité. « nous sommes appelés tous les deux chez le Père Abbé, me dit-il, la chose n’est pas habituelle, et doit être grave ! »

Je le suivis, baisai l’anneau avec la même ferveur. L’Abbé dit en latin et très rapidement à mon cousin quelques mots que je ne compris pas. Puis m’invitant à m’asseoir, me parla en français.

Christian Boblin et Marc Meraville avaient disparu depuis trois jours, sans doute dans une grotte mais on ne savait pas laquelle. (en effet nous étions fort discrets, les parents étant hostiles à une telle activité).

Nous quittâmes le couvent dans la voiture de mon oncle. Il n’y avait pas alors de radio dans les voitures et nous achetâmes ça et là les journaux du soir.

Nous apprîmes bientôt qu’un corps venait d’être retrouvé dans le fatal demi siphon. Puis ce fut un second corps. En hâte nous arrivâmes à Auxerre, chez moi, bouleversés comme on peut l’imaginer. J’allai aussitôt chez les Boblin.

« Viens voir », me dit-on. Les pièces étaient étroites. Dans la salle à manger était disposée en travers, car on manquait de place, une grosse boîte en bois vernis. Je n’avais jamais vu de cercueil. Mon cœur se brisa sur ce gros truc insolite et silencieux.

Pendant au moins un an, je ne fis plus de spéléo.

29 décembre 2014 – Fragments – Jean Jacques L.

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