Les démos

post details top
17 / 12 / 2014
post details top

Les démos

C’était en juillet 1944, il faisait beau et chaud. J’étais seul à notre logement de la rue Bourneil avec ma sœur. Le ciel était par dessus le toit, si bleu, si calme (je n’avais pas lu Verlaine, j’avais sept ans mais je sentais cette langueur désespérée : déjà j’étais nostalgique, mélancolique…).

Soudain le ciel céruléen s’emplit d’une rumeur sourde et profonde, majestueuse, énorme par sa force et dans sa plénitude. Répétons le, j’avais sept ans, je ne connaissais pas la musique de Wagner : or il y a dans le prélude à l’Or du Rhin – le premier opéra de sa tétralogie- un accord prodigieux de tout l’orchestre qui dit avec une lenteur et une ampleur divine le début et la fin d’un monde, la Vie, la Mort, l’amour, la haine…C’est d’une force et d’une résignation indicible et fait goûter à l’esprit, la sublime pensée du maître.

Soudain, montèrent du sol des bruits énormes, des sonorités d’apocalypse ! Et cela durait, cela durait, remplissant mon cœur d’un sinistre effroi.

Ma grand mère surgit, tira d’une cachette une bouteille d’eau de Lourdes dont nous dûmes boire un coup. Je pensais à de la limonade, c’était dégueulasse, mais ce fut efficace. « Un Dieu ! Un Dieu vainqueur fait retentir ces coups » lu plus tard dans Racine, mais encore une fois j’avais sept ans et je n’avais pas lu Racine.

C’étaient les ponts ferroviaires qui étaient visés à l’Arbre Sec. La rue Saint Pèlerin fut ravagée, les ponts épargnés. À notre vieille piscine (la plus sale de France avait écrit une revue de l’Unesco) et malgré la crasse humaine qui la tapissait au point qu’il était impossible d’y tenir debout, il y avait beaucoup de monde et le massacre fut grand.

J’avais été très remué par ce bombardement et on m’envoya à Courson (je l’ai déjà relaté)

Au lieu d’envoyer deux hommes avec vingt kilos de TNT ( Trinitrotoluène, explosif en usage chez les alliés), on bombarda à nouveau Auxerre. Les ponts s’en tirèrent encore, la piscine n’existait plus et le massacre fut moindre. Seule une grappe de bombes s’égara rue du Temple (à la hauteur du moderne centre commercial) où un quartier fut rasé.

En 1947, je vins habiter rue Haute Perrière. Je connus d’autres amis, en particulier Christian Boblin. Je communiquais à tous le virus de la spéléo. Bientôt nous eûmes assez de vigueur pour gagner Arcy sur Cure à vélo. Mais il fallait nous distraire. Or il y avait près de chez nous le quartier détruit : les démolitions (contractées en « les démos »). Il était fermé de palissades, mais les palissades ça se troue, ça se force, ça s’escalade. Quel merveilleux terrain de jeu, avec ses ruines, ses caves plus ou moins effondrées, plus ou moins communicantes. On ne s’en lassait pas. Il y avait, comme pour les Rochers de Fontainebleau, des parcours(le Cuvier, Aspremont, la Dame Jeanne, plus ou moins complexes, plus ou moins difficiles. Ce n’était pas des rochers à escalade, mais des toits branlants, des murs effondrés, des caves surtout : complexes, tortueuses… C’était pour nos dix ans un merveilleux paradis ! Parfois des filles délurées s’y risquaient : nos libidos s’éveillaient.

La Police surveillait un peu mais ne s’y risquait guère.

Dans la bonne ville d’Auxerre, les toilettes publiques étaient bien rares. Les démos étaient là, et à certains endroits, ça sentait fort la merde. C’était la guerre, rien n’était parfait.

Tout n’avait pas été récupéré et nous trouvions bien souvent des objets insolites et oubliés. Robinets, couverts, plus ou moins précieux, jouets surannés.

En 1954, mon copain (avec un autre) trouvèrent la mort dans une des grottes d’Arcy. Je m’en tirais par miracle. (je raconterai cela un jour). Je ne me rendis plus jamais aux démos. La ville, après bien des années, finit par reconstruire.

Cela avait été une période heureuse d’aventures, de découvertes. C’est loin. J’entends encore la voix de Boblin : « Allez, on monte aux démos ? »

Ce petit paradis à jamais perdu…

15 décembre 2014 – Fragments – Jean Jacques L.

Laissez un commentaire

Rechercher