Le Trou de la lune

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12 / 11 / 2014
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Courson-les-Carrières n’était pas le seul pays des carrières. Le banc devait s’étaler sur une dizaine de kilomètres. Nombre de petits villages avaient leur carrière souterraine entourée de légendes et de superstitions. Nous allions souvent au hameau du Suchois, perché sur une colline d’où l’on voyait Vezelay. On y montait par un chemin large et caillouteux, nécessaire aux paires de bœufs qui descendaient les blocs jusqu’à la nationale. C’était toujours une joie de monter au Suchois, où nous étions bien nourris et abreuvés de l’infâme piquette du pays.

Sur le seuil nous attendait toujours un vieux chat dont le nom m’échappe et que nous avions baptisé Belzébuth, tant son aspect était repoussant. Un seul œil, trois pattes, une humeur jaune et puante s’écoulant de son œil blessé et avec ça des os pointus et frêles comme des arêtes de poisson. Enfin, on l’aimait bien cette guenille de chat.

Un jour, on nous annonça que Belzébuth était plus malade qu’à l’ordinaire. Les cartouches étaient rares en cette fin de guerre, quérir le vétérinaire une démarche insensée. Comme tous ses congénères morts ou malades, il irait le jour même au trou de la lune. Les gens étaient rudes et brutaux dans nos campagnes et le trou de la lune était le sort ordinaire des inutiles. Quelques mois plus tôt, c’étaient les Juifs que l’on éliminait à grande échelle… Alors les chats.

Entre Courson et le Suchois, s’ouvrait la carrière des Fourneaux et je m’y étais déjà risqué muni d’une petite lampe à carbure de cycliste, dont les exemplaires perfectionnés sont toujours en usage en spéléologie.

Il y avait quelques galeries et une très grande salle, baignée d’une lueur livide.

Tout en haut baillait un trou d’aération ou d’extraction : le trou de la lune. Pourquoi de la lune ? Je ne sais. Peut être dans sa course sidérale passait-elle parfois à l’aplomb du trou ?

Le sol était un vaste tas d’éboulis hérissé de squelettes et de détritus.

On avait épargné à Belzébuth le voyage sur ses trois pattes, et montant dans les bois avec une prompte rudesse, on le balança sans même un adieu. Il était mort, bien mort, et n’encombrerait plus le soleil et le seuil de son immonde carcasse.

Le retour se fit avec lenteur et force lampées de piquette. C’est qu’il fallait monter par la rocaille du chemin !

Et là, surprise ! Étonnante surprise ! Sur le seuil, avec son unique œil et sur trois pattes Belzébuth attendait là, gaillard, vivant, attendant à l’évidence une gamelle qui lui fut donnée avec gentillesse et respect.

L’opinion se retourna en sa faveur et largement arrosée de piquette la décision fut prise de le nourrir et de le cajoler jusqu’à la fin de ses jours.

Il vécu encore quelques mois, m’a t-on dit.

Moi, on m’avait ferment invité à aller aider la tribu des Pieds-noirs, dont pendant huit ans nous défendîmes prébendes et avantages.

10 novembre 2014 – Fragments – Jean Jacques L.

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