Le « Grosse queue » du Colonel
Nous étions la base arrière de la 8ème CSI. La compagnie était à Hassi Messaoud et protégeait les puits de pétrole. Cinq ou six soldats sous la direction d’un adjudant-chef quotidiennement rempli de pastis assuraient toute la paperasserie. Le travail n’était pas écrasant ; j’avais à rédiger un répertoire de toutes les notes, messages et injonctions qui nous parvenaient. Nous étions en 1958 – retour au pouvoir du général De Gaulle, et les ordres et les contre-ordres tombaient dru.
L’adjudant-chef « Charton, compte tenu de son imbibition qui commençait aux premières heures du matin, aurait pu se conduire ne tyran. Il restait calme et ses soldats étaient dociles. Il avait, au cours de ses campagnes, fait la connaissance d’une Malgache et épousée dans son enthousiasme éthylique et laquelle il avait fait connaître les bistrots du Dijonnais. Cette créature sortie de sa brousse avait trouvé les lieux et la chose admirables. Chaque jour elle écrivait à notre adjudant-chef pour lui réclamer de l’argent, sésame indispensable pour accéder à ce nouvel eldorado.
Trop de générosité aurait nui à l’ordre de la famille et à la santé de l’épouse indigène. Aussi se croisaient des lettres suppliantes et des réponses évasives.
À cette époque la télévision n’était qu’embryonnaire et les transistors commençaient seulement à apparaître.
Aussi, nous avions un chien. Un pauvre chien né de toutes les races qui hantaient l’Afrique, l’Europe et l’Asie mineure. Il était baptisé Cambouis, ce qui s’était contracté en Cabouis, je ne sais pourquoi.
Entre nos cabanes et le musée Saharien, fait de pisé et d’argile sèche, s’étendait une plaine de sable , désert dans le désert où n’étaient édifiés que quelques pavillons.
Un jour, nous vîmes notre chien Cabouis traverser cette plaine, tenant une énorme proie dans la gueule. C’était un lézard « Grosse queue » ou « Fouette queue », rare et recherché. Leurs dépouilles ornent les cabinets de curiosité et les salons des gens aisés. Carnivores, ils se nourrissent de petits mammifères, genre gerboise, qui abondent dans les dunes. Cabouis nous apportait triomphalement sa prise dans l’enthousiasme général. Pourtant il fallu bien déchanter.
Les crocs de Cabouis avaient déchiré la peau desséchée et par les fentes ouvertes, surprise il n’y avait pas de chair ni de sang, mais de la sciure imprégnée d’une substance odorante bien éloignée de l’odeur d’un lézard.
Le Lézard était empaillé et venait vraisemblablement d’une exposition ou d’un décor mural. Quelques temps plus tard, le bruit couru que le Grosse queue du Colonel, orgueil de son salon, avait curieusement disparu. À n’en pas douter le coupable était Cabouis. Que faire ? rendre la bestiole au Colonel, déchirée, meurtrie et délestée de la moitié de la sciure protectrice ? Il ne fallait pas y compter. Non plus la placer de nuit, déchirée et infirme devant la porte du Colonel qui n’aurait pas admis la fugue de ce cadavre et encore moins son retour.
Il fut décidé de l’enterrer, de l’enterrer profondément, car le vent de sable a d’étonnants caprices et exhume des choses à jamais oubliées. Cela se fit de nuit, à la pâle lueur des bougies.
Le temps est passé, Cabouis est mort, seules les pyramides défient encore l’interminable glissement de la mer obstinée du sable.
Septembre 2014 – Fragments – Jean Jacques L-