L’Échappée Belle

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26 / 06 / 2014
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Orteil d’Or 2114

L’Echappée Belle

Il y avait foule ce jour-là dans la petite ville où il était venu pour la foire de Pâques. Pour une raison incompréhensible il s’était trouvé séparé de ses frères et sœurs. Il était tout seul maintenant et terrorisé au milieu de ces gens qui profitaient de son jeune âge pour le bousculer sans aménité. Il avait fini par se réfugier derrière un banc en béton de la grande place pour s’asseoir à l’abri des regards.

Il était assailli par des bruits inhabituels, inquiétants, de la foule, de la ville, lui qui venait de la campagne. Petit à petit l’anxiété l’avait submergé. Il n’osait plus bouger. Il avait fermé les yeux pour effacer le monde. On l’avait oublié là.

C’est alors qu’il avait entendu une voix de femme lui murmurer à l’oreille, tout en le pinçant légèrement, quelque chose qui ressemblait sans doute à : « Eh bien, tu dors, mon petit ? ». Une voix d’une beauté sidérante, une voix sensuelle, une musique avec des sommets ronds et des vallées vertigineuses. Il était resté muet de stupeur et de ravissement. Elle avait alors vu la médaille accrochée à la chaîne qu’il portait au cou. Elle s’était penchée sur lui et l’avait saisie d’une main caressante. Elle y avait lu son nom gravé : Ganesh. Elle avait ri. Il avait trouvé son rire adorable. Elle avait continué à dérouler la musique de ses paroles. Il n’en comprenait que le sens global car sa langue lui était étrangère mais il s’était tout de suite senti attiré par cette femme. Il ne s’était pas laissé tirer l’oreille pour la suivre, d’autant qu’elle avait alors partagé son sandwich avec lui. Amour et nourriture, elle avait trouvé directement le chemin de son attachement.

C’était une femme énergique et décidée, une maîtresse femme. Elle l’avait adopté et emmené chez elle. Depuis il coulait des jours heureux à la campagne. Le matin il partait se promener en sa compagnie dans les champs et les bois profitant des dons abondants de la nature. Les baies, les fruits et les champignons n’avaient pas de secret pour lui et ils s’en délectaient. Chemin faisant elle lui disait des mots enjôleurs et magnifiques.

A midi elle lui préparait des repas copieux qu’il dévorait. Il adorait manger. Il était même boulimique. A l’exception du chocolat, il aurait mangé n’importe quoi si elle ne l’en avait pas empêché.

L’après-midi était consacré aux jeux. Il était très fort à celui où il fallait attraper des friandises en fouillant avec la bouche seulement dans une bassine remplie de balles colorées. Il déposait ses trouvailles dans sa main tendue. A sa grande joie il avait le droit de déguster tout ce dont il s’emparait, qu’il dévorait ensuite avec délice.

Quand elle ne pouvait pas rester avec lui, il l’attendait dans un parc. S’ils avaient été séparés quelques temps, il se précipitait vers elle dès qu’il la voyait et se jetait dans ses bras, la faisant parfois vaciller.

Le temps passait. L’été avait succédé au printemps, l’automne à l’été. On approchait de l’hiver. Il avait bien grandi et pris du poids. Quand elle lui servait son repas, elle en profitait pour le pincer en riant. Il n’aimait pas trop ces petits pincements. Ça lui faisait mal, d’abord, et puis elle avait une lueur étrange dans le regard en faisant cela, un regard débordant d’une affection gourmande. Il préférait les caresses.

Par un matin froid et ensoleillé de décembre, il se produisit un grand ramdam dans la cour. Des gens emmitouflés dans de chauds manteaux, gantés de laine, étaient arrivés. Les cris fusaient. Une fête se préparait. Il jouait dans le parc avec une souris blanche à roulettes. Il montait sur le minuscule objet qui glissait sous son poids. C’était un jeu amusant. Un homme vint déposer des objets dont Ganesh ne connaissait pas l’usage sur un billot pas loin de lui avant de ressortir sans le regarder. Ganesh vit alors sa maîtresse entrer tout doucement dans son parc et s’arrêter. Elle le regardait droit dans les yeux, de ses yeux débordants d’affection, une corde dans les mains. Il se mit à courir. Elle aurait dû faire davantage attention à cette manie qu’il avait de se jeter sur elle comme un fou, car il était devenu lourd et puissant.

Sous la violence du choc elle tomba en arrière en poussant un grand cri.

Il ne comprenait pas ce qui se passait. Elle ne bougeait plus. D’habitude elle se débattait en riant. Il essaya de la faire réagir en lui mordillant la main comme lorsqu’ils jouaient ensemble l’après-midi. Il fut alors submergé par l’odeur enivrante du sang qui s’échappait lentement de la blessure profonde qu’elle s’était faite en tombant sur le couteau affûté posé sur le billot. Dans un état second, il se mit à la dévorer.

Il n’y aurait pas de Saint- Cochon cette année-là.

Mai 2014 – l’Orteil d’Or 2014 – Anne-marie Pissavin

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