En bateau

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26 / 06 / 2014
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En bateau

 

J’aurais dû me méfier de ses manies, de ses manières aussi, un chouïa trop polies pour être honnêtes, de son rire un chouïa trop retentissant, de son regard un chouïa trop perçant. Oui, vraiment, j’aurais dû me méfier mais mes antennes étaient brouillées par le désir ardent de repartir, désir alimenté par le souvenir paradisiaque de mon dernier voyage en bateau, périple enchanteur et rare jusqu’aux Îles Glorieuses, avec un capitaine et des compagnons drôles et chaleureux.

Alors même si on était en Février, donc en période de cyclones sur «Mada», même si cet homme parlait beaucoup, s’esclaffait ostensiblement, regardait bizarrement, cette nouvelle traversée devait avoir lieu, sous peine de frustration intense si bien que je ne vis rien, ne pressentis rien…

Bien sûr, il avait fallu payer une forte avance et quitter ses chaussures dès le premier pas sur le pont, bien sûr, les cabines étaient fort étroites, mais le bateau avait le charme des jonques exotiques et les grands coussins rouges et mordorés étendus en demi-lune, sous un auvent de toile grège des plus raffiné devant le bastingage ancien en bois tourné promettait des délices de paresse maritime dignes des mille et une nuits. Aussi m’embarquai-je en tout aveuglement en compagnie d’un couple de mes voisins qui eux aussi s’étaient laissés berner par ces éblouissantes perspectives. Nous devions arriver en deux jours à Nosy Bé, puis, après une courte escale, longer la côte pour remonter jusqu’à Diego Suarez en traversant l’archipel des Mitsio.

 

Le début du voyage fut presque idyllique, le ti’punch frais à souhait, les coussins aussi confortables que prévu, même si de légers couacs se manifestèrent d’emblée.

Je me fis sermonner parce-que je ne mettais pas mes sandales dans le placard obligatoire à l’entrée des cabines ( j’aime pas me séparer de mes petites naffaires et je les trouvais très propres, ces sandales) et ne savais pas découper l’ananas comme il faut. Quand, comble de l’insolence, je voulus prendre la couchette du haut et qu’il fallut enlever tout le matériel qui y était entreposé, j’eus droit à un soupir tendance exaspéré et à un regard tendance gris très foncé, mais étourdie que j’étais par le rhum, le temps magnifique, la présence affectueuse d’un grande chienne berger allemand, la danse des dauphins le long de la coque, le bonheur grisant d’être au milieu de l’océan, je ne me formalisai pas plus que ça d’être traitée, à mon âge, comme une gamine mal élevée …

C’est aux abords de Nosy Bé, l’après midi du deuxième jour, que tout commença à se gâter. Un cyclone menaçait, plus question de faire escale, il fallait vite trouver un abri. Pas de crainte, le capitaine semblait expert et comme j’avais une jolie gueule de bois -le ti’punch était pas si bon finalement-, j’étais de toute façon anesthésiée. Tandis que j’agonisais tranquillement sur ma couchette, cap fut donc mis vers le Sud afin de nous abriter dans une baie protégée du vent .

A mi chemin, au milieu du golfe, alors que les vagues commençaient à agiter sérieusement le bateau (ça n’arrangeait pas mon état), panne de moteur. Malgré mon inconscience, je n’en menai pas large. Le démontage et la remise en route du moteur dura plus de trois heures et nous arrivâmes à la nuit dans la baie, où là, pas un souffle, tandis que nous entendions l’ouragan gronder bien au dessus de nos têtes. Le capitaine étant passablement énervé et les passagers soulagés et sincèrement admiratifs de tant de compétence, on se la boucla, attendant les diverses accalmies.

Les festivités commencèrent vraiment le lendemain. Nous étions bloqués. Il lui prit la lubie de tester sa chienne, l’emmena avec la petite annexe à moteur sur une berge assez éloignée et l’y abandonna, lui intimant l’ordre de ne pas bouger pour voir si elle lui obéirait. Évidemment, la chienne affolée revint à la nage vers le bateau ce qui le mit en rage. Je commençai à cerner le personnage mais ne pus m’empêcher de prendre la défense du pauvre animal tout penaud et trempé qui était consigné à l’avant du bateau. J’essuyai alors les premières foudres sérieuses et me fis franchement engueuler. Mes acolytes, courageux mais pas téméraires, se gardèrent bien de prendre parti. Je devins donc, en toute logique, la tête de turc même si mes tortures furent atténuées par le fait que tout n’avait pas été payé et que tout de même il y avait des témoins..

 

Ainsi, le lendemain, je fus abandonnée à mon tour sur un îlot, ayant émis le souhait de me dégourdir les jambes et de ramasser quelques coquillages. J’y fus laissée plus de quatre heures (mais je tins bon et ne revins pas à la nage, moi!), sous prétexte que l’annexe ne redémarrait plus et qu’il avait fallu tout ce temps pour la réparer. Le regard en coulisse des deux autres me fit comprendre sans difficulté le gros mensonge. Le soir, je n’eus pas droit à la douche car il n’y avait soi-disant plus assez d’eau. Je fus sans doute aussi privée de dessert mais ça je ne m’en souviens plus.

Le cyclone prit fin, nous repartîmes. L’ambiance était toujours aussi sympathique mais la beauté des paysages m’en distrayait et je passais mon temps à l’avant, en compagnie de la chienne même si je n’y étais pas officiellement condamnée.

Après une brève escale, nous longeâmes la côte vers le Nord et mouillâmes enfin aux Mitsio.

J’avais une irrésistible envie de débarquer sur chacun de ces petits îlots désertiques entourés de grands rochers basaltiques aux découpes acérées comme on en voit dans certains tableaux de Max Ernst. Ce fut pour lui l’occasion de sévices sournois: sur l’un , il ne me laissa que vingt minutes frustrantes, profitant du retour pour accélérer au maximum après m’avoir placée à l’avant de l’annexe, m’offrant ainsi une belle séance de tape-cul qui le réjouit beaucoup. Le lendemain, je dus faire, vers un autre îlot, l’aller et retour à la nage dans des eaux infestées de petites méduses comme après chaque cyclone et je revins les bras couverts de scarifications urticantes. Le sommet fut atteint à l’arrivée car la punition devint collective. Sous couvert du retard pris, il décréta qu’il ne pouvait plus nous emmener jusqu’à Diego et nous débarqua sur le côté opposé de la pointe du cap, dans un village de pêcheur où il avait sa maison. A nous de nous débrouiller pour rejoindre la ville.

C’est ainsi qu’après des laborieux pourparlers, nous nous retrouvâmes à dix heures du soir tous trois juchés sur nos bagages à l’avant du camion qui ramenait la pêche du jour vers le grand marché, en compagnie d’un jeune chauffeur éméché et de sa «copine» tandis qu’à l’arrière quatre ou cinq adolescents hilares s’accrochaient au bastingage au milieu des cageots de poissons. Le périple fut digne du «Salaire de la peur». Les eaux diluviennes avaient créé, sur les pentes caillouteuses et les chemins de terre, des ornières qui formaient de petits lacs que le chauffeur traversait à toute vitesse. A chaque boui-boui de chaque petit village, il faisait une halte et remontait dans son camion avec un air de plus en plus joyeux et confiant. Nous crûmes plus d’une fois verser dans ces marécages et nous nous accrochions en silence les uns aux autres tels les Dupont mais nous arrivâmes finalement sains et saufs. Après ces aventures, invraisemblables pour une parisienne bon teint même en goguette sous les tropiques, le séjour à Diego me parut agréable mais sans relief.

Du retour, je ne me rappelle que la sérénité absolue et lisse de la mer . A bord, la chienne n’était plus là, il y avait deux passagers de plus, rien de spécial n’arriva.

Je rentrai chez moi plutôt abasourdie. La semaine suivante, il me téléphona pour une vague et sombre histoire de chèque qui tardait à être approvisionné et recommença à me chercher noise.

Tant d’outrecuidance fit que mon vase déborda : je lui rivai son caquet en termes bien sentis, lui précisant que n’étant plus à sa merci, je n’avais plus de raison de me laisser martyriser. Comme tout pervers pris de front, il en resta coi, je raccrochai fièrement et dans l’élan de mon courroux, je décidai de lui jeter un épouvantable mauvais sort .

Je ne pouvais demander sa mort même si ce n’est pas l’envie qui m’en manquait car les sortilèges trop excessifs peuvent se retourner contre leurs auteurs, mais sachant combien il tenait à son bateau, je décidai lâchement de m’en prendre à celui-ci. Alors me rassemblant avec l’intensité et la puissance d’un trou noir, j’invoquai tous mes anges, les forces du ciel, de la mer, de la terre, de l’univers dans son entier et lançai une véhémente malédiction contre cette pauvre et innocente embarcation.

Quelques mois plus tard, j’appris par hasard que son mat avait été brisé au cours d’une tempête, la rendant inutilisable. Je n’éclatai pas d’un rire sardonique mais me sentant portée, protégée par mes anges, les forces du ciel, de la mer, de la terre, de l’univers dans son entier, je les remerciai avec exaltation d’avoir autorisé une si équitable vengeance..!

mai 2014 – Orteil d’Or 2014 – Dominique 

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